Il faut les imprécations, les injures des gens qui se querellent, des mots de défi, des bruits de soufflets et des cris de mort. Le cliquetis et le froissement d’épées qui se croisent est aussi d’un admirable effet. Mais malheur ! c’est aussi rare qu’un véritable tamtam dans un orchestre.
Que vous dirai-je ! il faut la sonorité mordante des verres et des bouteilles qui éclatent ; il faut l’aigre grincement des fourchettes que les ivres font crier sur la porcelaine.
Enfin là aussi tout est important, nécessaire, depuis les trépignements frénétiques d’une ronde en délire qui tourne et bondit ; jusqu’au doux bruissement d’un baiser pris et rendu dans l’ombre ; il faut de tout, vous dis-je !
Et il y avait de tout cela dans la grand’salle de la taverne de Saint-Marcel, qui tremblait dans ses fondements aux accords de cette harmonie complète, oh ! bien complète, mais bizarre, mais effrayante comme ces bruits sans nom qui s’échappaient des bouches de l’enfer du Dante.
Car les marins de la Salamandre étaient si heureusement doués par la nature qu’ils improvisaient d’une manière admirable les différentes parties de l’œuvre gigantesque qui s’exécutait dans l’hôtellerie du respectable Marius.
Braves musiciens, bien nés pour cette musique !
Mais c’était peu encore que d’entendre la musique, il fallait voir le tableau ! car si l’orgie avait sa mélodie à elle, elle avait aussi sa couleur à elle.
C’était une couleur puissante et sombre, une couleur vive, tranchée, heurtée ; des tons doublés d’éclat et de vigueur : car sur les visages le blanc devenait pourpre, le pourpre violet, et le violet bleu.
Les yeux ne brillent pas, ils flamboyent. Les veines ne sont pas gonflées, elles sont convulsivement tendues, tendues à casser. Et ce n’est pas tout ! l’orgie a aussi des formes comme elle a une couleur. Les corps semblent n’avoir plus de charpente osseuse, à voir leurs poses molles et flasques, à les voir non tomber, mais s’affaisser et ployer sur eux-mêmes ; les angles s’émoussent, les saillies s’effacent, s’arrondissent. Et c’est grand dommage, en vérité, car le dessin y perd ; et si le dessin répondait à la couleur, ce serait sublime. Enfin l’atmosphère elle-même change et se colore d’une vapeur chaude et rougeâtre qui, voilant le tableau, lui donne je ne sais quelle apparence mystérieuse et fantastique d’un effet prodigieux.
Et voyez comme souvent la nature se plaît à parfaire des organisations complètes ! Ces dignes marins de la Salamandre, déjà si heureusement doués par elle pour faire de la musique, ne l’étaient pas moins pour faire de la peinture en action, de la peinture chaude et vigoureuse, de la peinture doublée, que dis-je, doublée ? quadruplée de ton.
Et l’on peut dire aussi, braves peintres, bien nés pour cette peinture.
Vous avez entendu : maintenant regardez !
Au milieu d’une vaste salle aux solives noires, à peine éclairée par la lumière tremblante et indécise de quelques lampes de cuivre, s’allongeait une table énorme, couverte de débris de verres, de bouteilles et de plats ; une table toute salie, toute souillée, toute tachée de vin.
Et autour de cette table hurlait, glapissait, tonnait, buvait, et rebuvait l’équipage de la Salamandre ; habillé grotesquement, ivre, débraillé, hébété, et brisé par des excès de tout genre.
Puis de loin en loin, comme pour contraster avec ces visages bruns et empourprés, apparaissaient les figures pâles et marbrées de quelques pauvres filles, amenées là par leur mauvais destin.
Enfin sur quatre-vingts matelots, il n’y en avait, au plus, au plus, que trente ou trente-cinq d’ivres morts qui se tordaient ou dormaient sous la table.
Les gens raisonnables tenaient, eux, de gais propos en achevant quelques bouteilles oubliées.
– Enfin, dit l’un en brisant un flacon dont il avait à peine bu le quart, – enfin, c’est vivre, ça !
– Oh ! criait un autre en prenant avec amour et licence la taille de sa voisine, – car le véritable amour est fort impertinent, parce que le respect c’est de l’indifférence ; – oh ! Théréson, je t’aime et je t’adore. Je le dis tout haut, sans crainte de te compromettre, parce qu’après tout nous ne sommes pas… des curés.
– Eh ! Parisien, disait Giromon, c’est pas dans ton Paris qu’on fait de ces festins, de ces bastringues-là ? De vingt-trois mille francs que nous avions hier à nous tous, la maison payée et brûlée, demain il ne nous restera pas un gueusard de sou, un scélérat, un gredin de sou, mille tonnerres ! Et il frappait sur la table avec un air de joie et de satisfaction impossible à décrire.
– Et n’y a pas à dire, ajoutait un autre, n’y a pas à dire que d’autres que les flambarts de la Salamandre casseront des bouteilles et caresseront des filles ici, au moins. Après nous la fin du monde. Un feu de joie de la maison, et on dira dans le pays : C’est l’équipage de la Salamandre qui s’est drôlement amusé ; voilà des êtres bien heureux !
– Et ça sans remords, au moins, bégayait le Parisien. On a une famille… on satisfait à sa famille et aux… aux… enfin aux choses de la nature. Moitié de la paie pour la nature, et l’autre moitié pour la folie ; car, vois-tu ? nous nous consacrons à la folie, Giromon.
– Je le crois, cordieu bien ! dit ce dernier avec une gravité ivre qui eût fait honneur à un juge.
– Mais, reprit le Parisien, pour dessert, qu’est-ce que nous pourrions bien faire ? Si nous envoyions les femmes par la fenêtre, pour jouer à pile ou face ?
Les femmes se regardèrent fort émues.
– Non, Parisien : nous en répondons.
– Si nous nous f… des coups entre nous ?
– Oh ! la bonne idée ! la bonne idée ! ça va, Parisien. Eh ! mais, prends donc garde à toi, eh ? Richard. En voilà encore un qui porte fameusement la voile ! il est déjà à la cape. Allons file : c’est ça, sous la table, va donc ! Ils vont s’abîmer là-dessous, ils vont se mordre, c’est sûr. En voilà-t-i’ ! en voilà-t-i’ ! Eh ! dis donc toi, la belle blonde : veux-tu pas jouer à enfoncer toute cette serviette dans la bouche de Benard ? Mais finis donc ! vois donc ses yeux, comme il les ouvre. Quelle bêtise ! il n’en mange pas de serviettes ; ça l’étoufferait ! Je te dis qu’il va étouffer. Là, là, te voilà bien avancée. Ah ! es-tu bête, va !
– Bon, bon ! encore un d’affalé, reprit Giromon en voyant tomber Benard à moitié suffoqué ; le vin les détruira, c’est sûr, et ils périront par le vin. Et des vrais flambarts… Quel malheur !… Oh ! dis donc, Parisien : pour les conserver à leurs respectables parents et à leurs amis, si nous fumions ceux qui sont soûls ? dit Giromon. En êtes-vous, les autres ?…
– Oui, oui, crièrent ceux qui restaient sur leurs jambes, fumons-les, car ils pourraient s’avarier.
– Le cochon fumé se conserve bien mieux, dit un plaisant.
– Oui, oui, c’est ça. C’est pour leur bien, d’ailleurs ; et ils verront qu’ils n’ont pas affaire à des ingrats.
Et on dérangea la table, et on plaça les ivres-morts croisés les uns sur les autres ; puis on les entoura de chapeaux de paille, d’écharpes de femmes, de serviettes, de bâtons et de paille arrachés aux chaises.
Les malheureux se laissaient faire, articulaient quelques plaintes étouffées, quelque plaisanterie bouffonne, pleuraient ou riaient à demi ; seulement ceux qui supportaient le poids de ce bûcher humain faisaient entendre de sourds gémissements.
– Tiens ! bégayait l’un, on nous met en pile comme des mâts de rechange. Alors nous sommes des matelots de rechange.
– Qu’est-ce donc, murmurait un autre, qu’est-ce donc qui prend mon dos pour son hamac et ma tête pour son sac ?
Et cent autres propos que le Parisien interrompit en criant :
– Allons ! fumons…, fumons…
– Ils vivront cent ans de plus, cria l’un.
– Faut-il que nous soyons bons enfants ? ajouta l’autre.
– Et, en se réveillant, dit Giromon, seront-ils étonnés de se trouver conservés comme s’ils sortaient d’un tonneau !
– Allons ! allons ! au feu,…, fumons-les…
Et la lampe s’approcha d’un énorme monceau de paille de chaises qui devait communiquer rapidement la flamme à tous les linges et vêtements qui les entouraient.
– Allons ! c’est dit, les autres… ? demanda encore le Parisien.
– Je le crois, cordieu bien ! Et rappelle-toi, mon garçon, qu’un bienfait n’est jamais perdu, ajouta philosophiquement Giromon.
– Adieu, vat… alors, dit le Parisien.
Et la mèche de la lampe s’approcha des combustibles.
À ce moment, si critique pour ces malheureux qu’on allait fumer si philanthropiquement, d’effroyables cris retentirent au dehors, et la maison trembla sous les coups réitérés qui ébranlaient la porte massive de l’hôtellerie.
La lampe tomba des mains du Parisien qui, suivi de Giromon, s’élança à une fenêtre qu’il entr’ouvrit.
– Nous sommes f…, dit-il au Parisien. Tiens, regarde.
– Bah ! reprit l’autre, c’est notre dessert qui nous arrive… Justement, nous ne savions que faire !
CHAPITRE XIV.
LE PICHON JOUEIC DEIS DIABLES(5).
Là, crève… soyez tranquilles, camarades ; ne prenez pas garde à cette misère.
Schiller, Les Brigands.
Le plaisir surpasse de beaucoup la fatigue que nous avions subie pour en jouir.
Shakespeare, Richard II.
L’étonnement ou l’effroi de Giromon était en vérité bien légitime.
À la lueur sanglante d’un grand nombre de torches de résine qui jetaient au loin leurs reflets rouges et venaient brusquement empourprer les parties saillantes de l’auberge de Saint-Marcel, on voyait s’agiter comme des ombres une foule considérable étrangement vêtue, bizarrement éclairée par les jets d’une lumière capricieuse qui étincelait aussi çà et là sur des couronnes, des armes ou des vêtements tout luisants d’or et d’argent.
Alors cette singulière cohue paraissait calme, et formait un cercle immense autour de la taverne.
C’était je ne sais quelle corporation composée d’hommes grotesquement habillés en diables, en satyres, en femmes, en dieux, en faunes ; tout cela couvert de clinquant et d’oripeaux, de fange et de haillons qui faisaient encore ressortir l’expression sauvage et féroce de leurs yeux noirs et de leurs visages bruns et tannés.
Quand le tumulte fut tout-à-fait apaisé, un Provençal d’une taille athlétique sortit du cercle. Il était en costume de femme et représentait la reine de Saba dans cette farce ignoble mêlée encore aux cérémonies religieuses les plus imposantes ; on voyait le roi Hérode avec sa mitre de papier doré, Pluton et le Christ, Proserpine et la Vierge, sans parler d’une myriade d’anges, de diables, de démons et de saints subalternes, armés de faux, de fourches, de bâtons, en partie ivres ; car à l’occasion de ces sortes de solennités, on faisait de fréquentes stations dans les tavernes, après avoir suivi dans le jour les processions paroissiales de la Saint-Jean et y avoir pompeusement figuré selon un usage qui remonte je crois à Jean Ier, comte de Provence ; or, cet usage s’est perpétué de nos jours, et l’autorité municipale fait encore annoncer le programme et la marche de ces hideuses cérémonies.
La reine de Saba avait la figure couverte de fard et de mouches, sa barbe noire était poudrée comme ses longs cheveux, et une robe blanche toute souillée laissait voir ses larges épaules et ses bras velus ; une espèce de mauvais manteau écarlate lui ceignait les reins, et un diadème de carton argenté couvrait sa tête énorme.
Agitant une massue de chêne grossièrement sculptée qui lui servait de sceptre, la reine de Saba réclama le silence et fit retentir une voix qui eût fait honneur à un chantre de cathédrale, et dit dans le patois provençal le plus renforcé, à peu près ce qui suit :
– Mes pichons, il y a ici un ramassis de gueux de buonapartistes, qui osent faire fête profane le saint jour de la Saint-Jean, et qui ont battu et volé notre brave compatriote le père Marius. Ces chiens de Français(6), ces scélérats de Ponantais l’ont chassé de sa maison ; mais heureusement qu’il a trouvé des amis, et nous venons le venger, mes pichons !
– Oui, oui, vengeance ! Tue ! tue les buonapartistes, les chiens ! hurla, vociféra la troupe tout d’une voix en se ruant en tumulte contre la porte qui était heureusement verrouillée à l’intérieur.
– Les gredins ont fermé leur porte ! cria la reine de Saba en la frappant à grands coups de sa massue. Voulez-vous ouvrir, chiens que vous êtes ? nous venons venger le père Marius.
– Oui, oui, répéta la troupe, vengeance Marius ! à mort les buonapartistes !
– On les a chassés de Toulon ! chassons-les d’ici !
– Tue ! tue ! comme à Nîmes, enfants ! hurlait la reine de Saba qui rugissait de rage en ébranlant les gonds de la porte.
À ce moment une fenêtre s’ouvrit, et l’on vit apparaître la figure avinée de Giromon, tenant à sa main un goulot de bouteille cassée dont il s’était fait un porte-voix qu’il emboucha immédiatement, et ces mots tombèrent du haut du balcon :
– Ohé ! de la canaille de mangeurs d’huile ! que hélez-vous, ohé ?
Cette interpellation allait déchaîner un ouragan de cris et de hurlements ; d’un geste la reine de Saba contint sa troupe et répondit :
– C’est toi, gueux de Ponantais, de buonapartiste, qui es de la canaille, que tu as chassé un vieillard de chez lui, et que tu fais la noce un jour de fête de religion, entends-tu ? Et si tu ne nous ouvres pas tout à l’heure, il y aura du rouge, entends-tu, jacobin ? Réponds à cela.
– Toi, vois-tu, dit gravement Giromon ; toi, je prendrai ta robe pour voile de pouiouse ; tes jambes pour mâts ; tes bras pour vergues ; ton corps pour carcasse, et je te f…… à l’eau avec six pouces de lame dans le ventre en guise de lest.
– Tue ! tue ! le chien ! – La reine fit faire silence et dit : – Tu vas voir que…
Giromon l’interrompit et ajouta :
– Attends donc, j’oubliais ; et comme quand tu seras navire c’est ta grosse tête qui servira de figure de l’avant, alors je te baptiserai… le vilain b…
Et Giromon ferma la fenêtre après avoir fait une grimace fort énergique.
– Tron de l’air ! dit la reine de Saba, enfonçons la porte, mes pichons ! et ne souffrons pas que ces buonapartistes nous molestent.
– Oui, oui, tue ! crièrent cent voix.
Et on se précipita sur la porte qui ne pouvait résister longtemps ; déjà un ais était rompu, lorsque du balcon qui s’avançait en saillie, une énorme table de chêne lourde et massive tomba d’aplomb sur les assaillants ; la reine de Saba ne fut heureusement pas atteinte, mais cinq ou six démons ou satyres roulèrent écrasés ; le roi Hérode fut contus, et la vierge Marie eut l’épaule démise.
Cet incident redoubla la colère des Provençaux, mais calma un peu leur ardeur.
Ils se mirent hors de portée des projectiles de cette nature pour se consulter.
Mais le conseil fut interrompu par Giromon, qui reparut à la fenêtre avec son bienheureux porte-voix.
– Ohé, des mangeurs d’huile ! voulez-vous nous rendre notre table ? nous avons encore quelques bidons à vider et quelques-uns de vos reins à déralinguer.
– À mort ! tue le chien ! crièrent quelques-uns.
– Laissez-le, mes pichons, dit la reine de Saba ; Julien et Jean-Marie vont revenir.
– Vous ne tuerez rien du tout, reprit Giromon. Ah ! vous croyez que des flambarts se laisseront fouetter comme des mousses ? rien du tout ; vous ne tuerez rien du tout, et…
Giromon ne put continuer, un coup de feu partit ; il disparut de la fenêtre, et son dernier mot fut :
– S…… lâches !
C’étaient Julien et Jean-Marie qui étaient revenus avec des carabines.
– Bien ! bien ! hurla la troupe. Bien ! Ainsi meurent les buonapartistes et les Français !
– Mes pichons, dit la reine de Saba, au lieu d’enfoncer la porte, barricadons-la ; et puis nous monterons sur la terrasse : il y a là un judas que je connais ; il donne dans la grand’salle, et nous pourrons de là les déquiller à notre aise.
Et la porte fut fermée en dehors, barrée par la table que l’on couvrit de pierres, de poutres, de façon que toute fuite était impossible aux malheureux marins.
L’aspect de la grand’salle était bien changé ; plus de cris, plus d’ivresse, plus de joie.
Les flambarts entouraient le pauvre Giromon qui avait reçu une balle dans la gorge, et respirait encore.
Le Parisien, agenouillé, lui soutenait la tête, et les autres, pâles, immobiles, fixaient sur lui des regards stupides.
– Mes bons matelots, dit enfin Giromon d’une voix faible et sifflante, c’est tout de même vexant, d’avoir échappé si souvent aux prunes.
1 comment