Et l’on devait s’y attendre, comme dit le lieutenant : car la Salamandre a reçu sa paie hier.

LIVRE III

CHAPITRE XI.

ALICE.

Que son œil était pur et sa lèvre candide !

Que son œil inondait son âme de clarté !

Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle ne ride,

À moins de transparence et de limpidité :

Dans cette âme avant elle on voyait ses pensées !

A. de Lamartine, Le premier Regret.

Par une nuit d’été lourde, chaude et suffocante, à la lueur douteuse d’une lampe qui projetait de grandes ombres sur les murs d’une chambre modestement meublée, une jeune fille à moitié couchée cachait sa figure dans ses mains et paraissait profondément absorbée.

Ses bras nus, blancs et effilés révélaient les formes les plus élégantes et les plus fines, une nature svelte et gracieuse, une de ces enveloppes délicates qui, par un singulier caprice de la création, renferment presque toujours une âme puissante et passionnée.

Les longues mèches de ses cheveux châtains, se déroulant capricieuses sur son col frêle et satiné, voilaient aussi le visage de la jeune fille ; car on ne voyait que son petit menton rose, arrondi et couvert d’une peau si transparente et si fraîche qu’elle laissait paraître un réseau de veines d’azur.

Par un brusque tressaillement, elle redressa la tête, poussa un long soupir, étendit les bras ; puis regardant une montre d’or suspendue à son alcôve, près d’une croix d’ivoire ombragée d’un rameau de buis béni, elle s’écria.

– Seulement deux heures… deux heures… Oh ! quelle nuit !… quelle nuit !… Jamais le temps ne m’avait paru si long. Et puis, je ne sais, mais j’ai chaud…, j’étouffe ; j’ai beau respirer, l’air me manque ; et mes mains sont brûlantes. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc ?

Et d’assise qu’elle était, se couchant brusquement, elle croisa ses deux bras sur le bord de son lit, et y laissa tomber sa tête.

Ses traits alors se dessinèrent vaporeux et confus, à la lumière incertaine de la lampe ; c’était quelque chose d’aérien, d’insaisissable ; on eût dit que cette lueur tremblante, qui, tantôt dorée, brillait d’un vif éclat, tantôt obscure, ne jetait plus qu’un pâle reflet, donnait tour à tour à ce charmant visage une expression de douce sérénité ou de profonde amertume.

Mais étaient-ce bien des ombres et des lumières factices qui éclairaient ou assombrissaient ce jeune front ? N’était-ce pas plutôt cette âme de vierge mobile et changeante qui s’y reflétait tour à tour sombre ou gaie, heureuse ou souffrante ?

Car qui saura jamais le cœur d’une jeune fille, abîme mille fois plus profond que le cœur d’une femme ? Entre elles deux, c’est la différence de l’idéal au vrai. Chez une femme l’avenir est fait, arrêté, presque prévu ; chez une jeune fille tout paraît voilé, tout est incertitude, désirs vagues, espoir et frayeur, joie et chagrin. Cette âme, c’est une harpe éolienne, vibrant au moindre souffle qui vient effleurer ses cordes sonores ; c’est une harmonie confuse, bizarre, sans suite, incomplète, et qui pourtant ravit et attriste, fait pleurer et sourire.

– Oh ! dit Alice, que je voudrais ne pas penser, être fleur, arbre, oiseau, m’envoler dans l’air, ou fleurir au bord d’un ruisseau ! Oui, je voudrais être fleur ! fleur qui se flétrit et tombe sans regretter sa mère. Mais pourtant qu’une fleur doit être isolée ! Et quand le soleil se couche donc, quelle tristesse pour elle ! Une fleur, en voici sur la robe que j’avais hier au bal ! À voir leurs feuilles si vertes, leurs couleurs si vives, on les croirait véritables. Quel mensonge pourtant ! Et dire qu’une pauvre fleur des champs, bien vraie, bien naturelle, serait fanée, morte en un jour, tandis que ces menteuses garderaient encore longtemps leur éclat faux et emprunté !

Et je ne sais quelle rapide et fugitive pensée lui révéla, dans cette naïve comparaison, l’avantage d’une coquette fausse et froide sur une fille aimante et ingénue.

– Le bal ! reprit-elle, – et déjà l’expression mélancolique avait disparu, ses yeux brillaient, et, par hasard, la lampe étincelait aussi ; – le bal ! il était beau ce bal ! C’était la danse, des pas qui se croisaient vifs et animés, des femmes étincelantes de pierreries, des femmes qui souriaient, des hommes qui souriaient, mais la bouche seule souriait. Il y avait sur tous ces fronts de l’ennui et de l’insouciance. Pourtant les diamants scintillaient, les parfums répandaient leurs suaves odeurs, les glaces flamboyaient de mille feux, de mille cristaux, et je ne sais pourquoi tout cet éclat ne remplissait que mes yeux ; mon âme resta vide et ne se souvient de rien ; car l’âme n’a pas de mémoire pour ce qui n’est que bruit et vaine couleur. Oh ! mon Dieu, que c’est triste de n’avoir pas seulement de quoi se souvenir ! Oui, qu’ainsi la vie est triste, triste, dit Alice.

Et déjà ses yeux bleus si doux se baignaient de larmes, et c’est en soupirant qu’elle se retourna dans son lit, et que, arrondissant ses bras, elle joignit ses deux mains au dessus de sa tête en enlaçant ses jolis doigts.

Et la lampe touchait à sa fin, et les ombres luttaient contre cette lueur mourante.

À ce moment le regard d’Alice se fixa sur la croix et la branche de buis attachés dans son alcôve.

– Voilà, dit-elle à voix basse, voilà le crucifix de ma mère, la croix qu’elle a baisée mourante, le rameau saint qui a béni son cercueil !

Et une larme roula sur sa joue pâle.

– Cette croix ne m’a quittée ni au couvent ni ici. Le couvent ! pourquoi m’a-t-on retirée du couvent ? J’y étais si bien ! que j’aimais les fêtes de l’église, la vapeur de l’encens ! que j’aimais à porter les rubans de la bannière de la Vierge toute blanche et brodée d’or ! que j’aimais à chanter avec mes compagnes les beaux cantiques au bruit sonore de l’orgue ! Quelle douce et grave musique que celle de l’orgue ! Quelquefois elle me faisait tressaillir ! elle me faisait mal ! Et les roses que nous effeuillions pour la Fête-Dieu ! et les vêtements que nous faisions pour les pauvres mères ! Et nos hymnes au Christ qui se sacrifia pour sauver le monde ! Quel dévouement ! Aussi, avec quel amour, quelle idolâtrie je chantais ses louanges ! le servir dans son temple, l’adorer toute ma vie, l’adorer ! car je sens là, oh ! là, dit-elle douloureusement en appuyant avec force ses deux mains sur son sein qui bondissait,… oh ! je sens là un immense besoin d’amour et de sacrifice.

Elle reprit après un moment de silence :

– Pourquoi m’emmener, me faire quitter la France ? j’aurais été si heureuse au couvent ! Aimer le Christ, le prier tout le jour, le prier surtout ! Y a-t-il quelque chose au-dessus de la félicité qu’on éprouve à le prier ? Oui, peut-être à le prier pour quelqu’un. Mais je suis injuste : je vais rejoindre mon père qui me laissa tout enfant. Et pourtant, malgré moi, ce voyage m’attriste et m’oppresse ; l’idée seule de voir mon père vient quelquefois rendre mes pensées moins sombres. Oh ! mon Dieu, dit-elle, pitié, pitié pour moi, si ce voyage doit m’être fatal !

Et la lampe s’éteignait. À peine, à de longs intervalles, sa flamme un instant ranimée éclairait faiblement la chambre et dessinait sur les murs de larges ombres tremblantes et fantastiques.

Le cœur d’Alice se serra. Elle eut presque peur ; et, poussée par ce besoin qu’éprouvent quelquefois les femmes de jeter leur sort aux mains du hasard et d’y chercher la science de l’avenir, elle s’écria avec une singulière exaltation, mais d’une voix ferme et convaincue :

– Je suis à jamais vouée au malheur sur cette terre, si la lampe expire avant que j’aie dit trois fois : Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

Et Alice, pâle, haletante, commença d’une voix altérée :

– Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

La lampe vacilla et jeta une faible lueur.

– Ma mère, qui es au ciel, prie Dieu pour ton enfant !

La lampe pétilla en lançant une vive clarté. Le cœur d’Alice fut soulagé d’un poids énorme, et confiante elle continua :

– Ma mère, qui es au ciel…

Mais la lampe pâlissante frissonna et s’éteignit avant qu’elle eût achevé sa prière.

– Oh ! ma mère, je suis perdue ! s’écria la jeune fille d’une voix déchirante.

Et, sanglotant, elle tomba, sa tête cachée dans ses mains.

À peine une minute s’était-elle écoulée, qu’elle releva son visage baigné de larmes, comme pour jouir avec amertume des ténèbres qui lui prédisaient un avenir si funeste. Mais quelle fut sa surprise, sa joie, quand elle vit un doux et faible rayon de soleil, qui, bordant ses volets d’une légère lueur dorée, se jouait dans la chambre, et allait s’épanouir sur le Christ d’ivoire et le rameau béni, qu’il semblait entourer d’une pâle auréole de lumière !

Cette tendre et mystérieuse clarté, si inattendue, si rassurante, qui se glissait au milieu de cette profonde obscurité, comme l’espérance dans un cœur souffrant, vint calmer la jeune fille et rendit sa tristesse moins cruelle.

– Oh ! ma mère ! tu as entendu ton enfant ! dit-elle avec ivresse, avec délire, en s’agenouillant pour remercier Dieu.

Puis, fatiguée des émotions si vives et si diverses qu’elle avait évoquées, elle ferma ses yeux encore humides, entr’ouvrit ses lèvres roses, et les derniers mots qui s’exhalèrent avec sa fraîche et voluptueuse haleine furent :

– Ma mère… les anges du ciel… bonheur !

Et elle s’endormit entre une larme et un sourire.

Dors, jeune fille, dors ! Fasse le ciel que ce rayon matinal soit l’aurore d’un beau jour pour toi ! Dors, Alice ! qu’un songe gracieux et pur comme ton cœur vienne te bercer.

Dors, enfant ! peut-être les regretteras-tu, ces nuits agitées, cruelles et presque sans sommeil.

Pauvre enfant, après avoir respiré l’atmosphère de ce monde brillant et paré, où tout est fleurs, parfums et lumière, ivresse et volupté, désirs brûlants et folles amours.

Peut-être les regretteras-tu, ces longues heures de solitude et de tristes rêveries ; peut-être, au milieu d’une gaîté convulsive et menteuse, les regretteras-tu, ces douces larmes que tu versais toute seule en pensant à ta mère.

Peut-être regretteras-tu ton monde à toi, ton monde idéal que tu créais pour toi, que tu peuplais pour toi ; ton monde où tu étais souveraine, où, évoquant vingt avenirs, tu pouvais, insouciante et capricieuse, les effacer d’un souffle.

Dors, Alice ! et si ton cœur virginal pouvait jouir des tourments que tu causes, je te dirais que depuis hier soir le fils du lieutenant de la Salamandre, que Paul, le beau et timide Paul, que tu ne connais pas, est assis, pleurant, malheureux, au pied des rochers qui entourent le mur de ton jardin d’orangers, espérant toujours entrevoir ta figure d’ange à travers leur épais ombrage.

CHAPITRE XII.

L’AUBERGE DE SAINT-MARCEL.

C’est, je vous avertis, une taverne peu commune.

Burke, La Femme folle.

A los Borrachos… felicidad.

Juanillo Berès.

L’auberge de Saint-Marcel est une hôtellerie provençale située tout au plus à une demi-lieue de Saint-Tropez, assez proche de la côte, isolée, tranquille, éloignée de toute habitation, vaste, commode, en un mot une excellente taverne, une digne taverne, dans laquelle les buveurs ne sont au moins gênés ni par l’importunité des convenances sociales, ni par l’exigence des règlements de police.

Aussi les marins qui venaient par hasard mouiller à Saint-Tropez affectionnaient singulièrement cette hôtellerie.

Après chaque campagne, ils descendaient bien vite à terre pour accourir joyeusement à cette chère auberge, toujours avenante, toujours gaie, toujours prête à les recevoir de son mieux, de quelque opinion qu’ils fussent.

En vérité, pour ces pauvres matelots, cette taverne était comme une maîtresse qu’on est toujours sûr de retrouver après une longue absence, et qu’on n’interroge jamais sur les jours passés, pourvu que son accueil soit cordial et franc.

Or, l’accueil de l’auberge de Saint-Marcel était toujours cordial et franc ; un peu intéressé, il est vrai ; mais que voulez-vous ? Le vieux Marius, son possesseur, industriel assez versé dans l’étude des sciences abstraites, avait établi une échelle de proportion qui lui démontrait mathématiquement que l’argent des marins valait pour eux cinq fois moins que pour d’autres, par l’immense facilité avec laquelle ils le dépensaient : aussi leur faisait-il mathématiquement payer cinq fois la valeur de tout ce qu’ils consommaient chez lui.

Voilà pour le moral de l’auberge de Saint-Marcel.

Quant au physique, elle était blanche, avec une jolie terrasse entourée d’une légère balustrade de bois, où serpentait une de ces belles vignes du midi, aux feuilles si vertes, au ceps brun et noueux ; enfin, les volets étaient peints en rouge, d’un vilain rouge, par exemple, d’un rouge de sang.

Et puis une modeste enseigne, représentant saint Marcel, se balançait au-dessus de la porte principale, abritée par une espèce d’auvent formé par la saillie d’un grand balcon.

Il y avait encore un bouquet de platanes et de tilleuls qui ombrageaient des tables de pierre dispersées çà et là sous cette délicieuse verdure.

Ce jour-là, il était assez tard, et le soleil disparaissait derrière les montagnes, en jetant des reflets éclatants et dorés sur les murailles blanches de l’auberge ; le ciel était pur, l’air calme, enfin tout annonçait un beau soir d’été.

Et il n’y a rien de tel qu’un beau soir d’été pour prolonger un gai repas, à la lueur douteuse de la lune ; pour aspirer avec délice la brise de mer qui vient rafraîchir un front brûlant, rougi par un vin généreux.

Or, à entendre les cris et les chants qui retentissaient alors dans l’auberge de Saint-Marcel, on pouvait présumer que la brise aurait bien des fronts à rafraîchir ce soir-là.

On pouvait aussi juger de l’importance des hôtes qui y banquetaient alors :

Par trois voitures dételées et abritées sous un hangar ;

Par un bruit, un tapage infernal, qui faisaient trembler le peu de vitres qui restassent encore, les portes, les volets, et agitaient jusqu’à la paisible et sainte image de Saint-Marcel, qui frissonnait au bout de son support ;

Par les plats, bouteilles vides ou pleines, verres, chaises et meubles qui, partant de temps à autre des trois grandes fenêtres du balcon, s’élançaient rapides, décrivaient paraboliquement leur courbe, et allaient éclater çà et là comme des bombes ;

Par des chapeaux, des habillements de toutes sortes, des carriks, des schalls, des bottes à revers, des toques de femmes, et cinq ou six paires de bretelles qui prenaient à l’envi le chemin des assiettes et des chaises.

Mais, aussi, il est vrai de dire, il est juste de déclarer que jusque-là on n’avait jeté par la fenêtre ni homme ni femme. Il paraîtrait pourtant que ce genre projectile allait succéder aux autres : car on vit descendre de la terrasse, attaché au bout d’un drap, le propriétaire de l’auberge, le père Marius, pâle, défait, se tordant, se démenant, jurant et maugréant.

Les mains invisibles qui tenaient le drap se trompant – on ne peut pas tout savoir – se trompant sur la véritable hauteur de la maison, lâchèrent un peu trop tôt ; et le vieux Marius parcourut, ma foi ! très rapidement, onze pieds qui lui restaient à descendre pour prendre terre.

Il tomba sur les genoux en disant avec son accent provençal :

– Damnés chiens de ponantais(3) ! nous allons voir ! Et, d’un bond, il se releva et se précipita vers la porte : elle était fermée.

Alors Giromon – le marin qui habillait des hommes en commissaire pour s’amuser à les battre – Giromon parut au balcon.

C’est assez dire que ces hôtes turbulents n’étaient autres que les flambarts de la Salamandre, qui avaient reçu leur paie hier : on le sait.

Giromon parut donc au balcon. Mais dans quel état, mon Dieu ! Le visage pourpre, violacé, incandescent, les yeux brillants comme des étoiles ; les cheveux poudrés – le malheureux s’était fait poudrer par luxe ; – vêtu d’une chemise à manchettes et à jabot de la plus fine batiste, d’une vaste culotte de soie noire et d’un habit marron qui regrettait déjà son collet, une manche et un de ses pans.

Il interpella Marius, qui hurlait de terribles imprécations.

– Nous t’avons prié de descendre, vois-tu, vieux sorcier, parce que tu nous sciais le dos avec tes : Allez-vous-en.

– Mais, gueux que vous êtes, dit l’autre, depuis cette nuit vous brisez tout chez moi, vous défoncez mes tonneaux !

– On te les paiera.

– Vous cassez mes tables !

– On te les paiera.

– Vous cassez mes chaises, mes verres, mes…

– On te paiera, on te les paiera.

– Vous avez déjà manqué de mettre deux fois le feu à ma maison ?

– On te la paiera. Mais, j’y pense, on va te la payer ta maison ; et alors elle sera à nous, et si tu as le malheur d’en approcher, tu danseras une danse où les entrechats se feront sur tes reins. Voyons ! combien vaut-elle, ta cassine ?

Et Giromon leva la tête, regarda attentivement de côté et d’autre, comme un architecte expert, et dit :

– En veux-tu dix mille francs avec tout ce qui est dedans, et tu nous laisseras la paix ? hein ! Allons ! c’est fait, ta cassine est à nous ; et avant de la quitter, nous en ferons un feu de Saint-Jean ; c’est justement aujourd’hui le jour, et pour te prouver que les flambarts sont de bons enfants, ça sera pour toi la braise.

Et Giromon, enchanté de son idée, rentra, malgré les dénégations de Marius.

Car Marius, épouvanté, frissonnait parce qu’il savait les matelots capables d’être de l’avis de Giromon et de comprendre, d’adopter cette idée bizarre.

Cinq minutes après, Giromon reparut avec deux pesantes sacoches.

– Voilà ta somme, chien de mangeur d’huile(4) : maintenant ta maison est à nous. Prends de l’air, où nous descendons t’appuyer une chasse. Allons, file ! tu nous gênes, et ça nous rend honteux et ces dames honteuses. Voilà ton argent.

Et les sacoches tombèrent lourdes en faisant entendre un tintement sourd et métallique.

Marius les ramassa ; puis il s’écria :

– Ah ! vous me chassez de chez moi, valeurs, pillards, brigands, buonapartistes que vous êtes ! Je sais bien ce qu’il y a à faire, allez, scélérats de ponantais ! Et, s’adressant à Giromon :

– Tu vois bien mes volets, ils sont rouges : eh bien ! il y aura bientôt ici de quoi les reteindre, et c’est vous qui fournirez la couleur ! Et il disparut avec les sacoches.

– Tu dis, vilain chameau, que nous repeindrons tes volets ? Comme c’est à nous, nous les repeindrons si nous voulons ; entends-tu ? Est-ce que nous sommes tes esclaves, eh ! chien de mangeur d’huile ? Oui, oui, tu fais bien de filer ; sans cela, ton compté était bon. – Enfin, dit Giromon avec un profond soupir de joie intime et de satisfaction complète, enfin, nous sommes chez nous ; nous voilà ce qui s’appelle chez nous.

Et il rentra dans la salle avec cet aplomb, cette confiance du propriétaire qui marche sur son terrain.

Il rentra. Quel spectacle et quel bruit !

CHAPITRE XIII.

BEAUX-ARTS.

Pas de chagrin qui ne soit oublié

Avec les arts et l’amitié.

Monsieur Scribe.

Les femmes étaient là comme partout ; parées, musquées et coquettes, une vie çà et là.

Jules Janin, La Confession.

Oh ! n’aimez-vous pas une de ces imposantes symphonies où cent musiciens attentifs concourent à exprimer un seul son composé de mille sons, une harmonie unique composée de mille harmonies ; où cent musiciens lisent enfin d’une seule et grande voix un immense poème musical tour à tour vif et triste, folâtre et passionné ?

N’aimez-vous pas à songer avec admiration que ces bruits si divers, si opposés, se perdent, se fondent en un seul, et que ces extrêmes ne se touchent que pour s’unir en une mélodie ravissante ? car ce sont les éclats retentissants et métalliques du cuivre, et les cris doux et plaintifs du basson, les accords sourds et caverneux des instruments à cordes, et les chants purs et suaves des flûtes, les vibrations sonores de la harpe et les roulements funèbres des timbales. Quels contrastes de sons !

Et penser que tout cela a sa phrase ou son mot à dire, que tout complète l’effet général ; que depuis le solo ambitieux des premières parties jusqu’au tintement modeste du triangle d’acier, tout a la même importance, le même pouvoir, pour rendre l’harmonie expressive et grandiose.

Si vous aimez tout cela, alors vous aimerez, vous admirerez l’immense et tonnante voix de l’orgie qui rugissait dans la taverne de Saint-Marcel.

Mais, je vous le jure, il n’y avait pas non plus un bruit, un son à retrancher dans cette sauvage harmonie ; car cette harmonie aussi a ses exigences et ses règles immuables ; une orgie d’une belle facture, c’est si peu commun ! il faut tant de choses pour compléter sa mélodie à elle !

Il faut de tout, depuis les rires fous jusqu’aux pleurs de rage ; de tout, depuis les refrains joyeux jusqu’aux blasphèmes et aux hurlements ; il faut aussi des cris de fureur aigres et perçants ; il faut des voix de femmes au timbre encore pur et frais, mais qui commence à trembler. Il faut des gémissements sourds, des hommes qui tombent lourds et avinés.