Ce fut un prix de vertu qui honora, à la fois, la vieille domestique et ses très vertueux maîtres. Mais la vertueuse Mme Renard mourut, et de nouvelles servantes entrèrent dans la maison, cette étrange maison dont certaine fenêtre était cadenassée dans ses volets, à l’extérieur, et qui, parfois, laissait passer des cris étouffés et lointains. Or, une des bonnes, dans cette sévère demeure, ne dédaignait point de recevoir, la nuit étant venue, un soldat vigoureux, ordonnance d’un lieutenant de la garnison. Ce guerrier, plus apte à manier le plumeau et la brosse à reluire que la baïonnette et le fusil, n’avait pas la discrétion de Mme Renard, et n’ignorait point que les lettres anonymes compromettent peu leurs auteurs. Il en écrivit une. Et par là, le Parquet, servi à Poitiers par une police peu curieuse, apprit : 1° que Mlle Mélanie Bastian n’était point folle ; 2° qu’elle était tenue en état de réclusion depuis vingt-quatre années, dans une chambre sordide – la chambre plaintive aux volets cadenassés – dont elle ne sortait jamais et où elle vivait parmi les ordures, la vermine, les vers et les rats, dans l’obscurité la plus complète et presque sans nourriture. Tardivement, ces messieurs de la Magistrature, qui respectaient fort la bien-pensante famille Bastian – comme tout le monde la respectait, d’ailleurs – durent prendre de l’émoi, ils intervinrent, forcèrent la porte et trouvèrent, étendue dans un galetas indéfinissable, la malheureuse créature.
« Les raisons ?… Voici ce qu’on raconte à Poitiers : Mlle Mélanie Bastian, vers sa vingt-cinquième année, aima et se donna. On pense qu’un enfant fut le fruit de ses amours. On croit encore que cet enfant fut supprimé. Et pour punir la pauvre fille de ce que le monde appelle une faute, et surtout pour qu’elle ne parle pas, la pure, l’honorable, l’excellente Mme Bastian de Chartreux enferma, pour jamais, aidée en cela par le silence de son digne fils, la pauvre Mélanie dans le taudis où elle refusa de mourir et où l’on vient de la découvrir, après vingt-quatre ans.
« C’est un drame effroyable, un drame de préjugés, de respectabilité, de vertu exaspérée – une vertu basée sur la convention hideuse – mais ce qui est plus abominable encore, c’est la lâcheté des témoins qui se lèvent en masse aujourd’hui et qui, pendant un quart de siècle, tant qu’il pouvait sembler moins anodin de parler, se sont férocement tus.
« La discrétion, il est vrai, est encore une vertu, et cette vertu-là, exaspérée et lâche, elle aussi, fut, vingt-quatre années durant, la complice criminelle de la cruelle vertu de Mme veuve Bastian de Chartreux et de son fils, le sous-préfet bien pensant. »
L’on peut voir, dans le ton même de cet article, un reflet de l’indignation qui souleva tout aussitôt l’opinion publique à cette époque. Comment cette affaire, en apparence si monstrueuse, où la culpabilité de Mme Bastian et de son fils semblait d’abord si évidente, put-elle aboutir à un acquittement des inculpés ? C’est ce que l’on comprendra sans doute en lisant tout ce qui va suivre.
CHAPITRE PREMIER
Le 22 mai 1901, le Procureur Général de Poitiers recevait donc une lettre anonyme, datée du 19 mai, ainsi conçue :
Monsieur le Procureur général,
J’ai l’honneur de vous dénoncer un fait d’une exceptionnelle gravité. Il s’agit d’une demoiselle qui est enfermée chez Mme Bastian, privée d’une partie de nourriture, vivant sur un grabat infect, depuis vingt-cinq ans, en un mot dans sa pourriture.
Au reçu de cette lettre anonyme, le Commissaire Central de police de Poitiers, sur l’ordre, et avec les instructions du Procureur, se rendit, 21, rue de la Visitation, le 23 mai, à deux heures et demie.
Une des deux bonnes, que Mme Bastian employait à son service, la fille Dupuy, répondit à un coup de sonnette :
— Mme Bastian ?
— Madame ne reçoit pas, elle est alitée.
— Veuillez, s’il vous plaît, dire à Mme veuve Bastian que je suis le Commissaire Central et que je désire absolument lui parler.
La servante monta alors au premier étage, elle revenait quelques instants plus tard, disant :
— Monsieur, Madame vous prie de vous adresser à son fils qui demeure en face.
M. le Commissaire Central vint alors frapper à la porte de M. Pierre Bastian. Mais on lui répondit tout d’abord que M. Bastian était également indisposé.
— C’est bien bizarre, reprit M. le Commissaire Central, que tout le monde soit indisposé dans ces deux maisons. Dites à votre maître que je suis le Commissaire Central, et que j’ai une communication importante à lui faire.
M. le Commissaire Central fut reçu par M. Pierre Bastian. Il lui dit :
— Une lettre anonyme dénonce Mme votre mère comme ayant séquestré votre sœur Mélanie, qui serait depuis vingt-cinq ans, au lit, au milieu d’une pourriture infecte ; cette lettre ajoute que la fenêtre de la chambre est cadenassée. En effet, en arrivant auprès de la demeure, je viens d’apercevoir, au second étage, une fenêtre dont les persiennes sont closes. Voudriez-vous me mettre en présence de votre sœur ?
— Qui êtes-vous donc ? interrogea M. Bastian.
— Je suis le Commissaire Central, votre bonne a dû vous le dire.
— Ce que l’on vous a raconté, reprit M. Bastian, est une affreuse calomnie. Je suis tout à fait étranger à cette histoire ; du reste, ma mère et ma sœur habitent ensemble dans une maison autre que la mienne. Respectueux des volontés de ma mère, qui entend être maîtresse chez elle, je ne me mêle en rien à ses affaires.
— Quoi qu’il en soit, interrompit M. le Commissaire Central, je tiens à me rendre compte moi-même de visu. La meilleure façon de vous justifier, monsieur, c’est de me laisser voir votre sœur, de lui parler.
— Je ne puis vous la laisser voir, sans avoir préalablement appelé le docteur. Celui-ci seul saura dire si vous pouvez pénétrer sans inconvénient dans sa chambre. Ma sœur est atteinte, depuis une dizaine d’années, d’une fièvre pernicieuse et ne doit recevoir personne.
Répondant aux questions du Commissaire, M. Pierre Bastian fit connaître son âge : cinquante-trois ans, et ses qualités : docteur en droit et ancien sous-préfet. L’âge de sa sœur Mélanie : cinquante-deux ans. Mme Bastian n’avait pas d’autres enfants. Pierre Bastian dit au surplus que sa sœur n’était nullement abandonnée ; il l’allait voir lui-même plusieurs fois par jour. Il protesta contre la dénonciation dont sa mère était l’objet et dit qu’il en référerait au Procureur de la République.
Le Commissaire lui fit alors observer que le meilleur moyen de réduire la calomnie était de l’introduire sans plus tarder dans la chambre de Mlle Bastian. Il avait pu observer du dehors que les volets d’une chambre du deuxième étaient maintenus fermés par une chaîne, ce qui donnait quelque vraisemblance aux dénonciations de la lettre anonyme.
Pierre Bastian se montra prêt à consentir ; mais il devait préalablement obtenir l’autorisation de sa mère qui décidait de tout dans la maison.
Accompagné du Commissaire, il se rendit donc auprès d’elle. Mme Bastian hésita longtemps, puis, sur l’insistance du Commissaire, finit par acquiescer.
« M. Pierre Bastian – dit le Commissaire – nous conduisit au deuxième étage dans une chambre éclairée par une seule fenêtre donnant sur la cour. Nous nous trouvons alors dans une demi-obscurité et dans un air vicié, au point de nous obliger à sortir immédiatement de cette pièce, non sans avoir constaté pourtant que les persiennes de cette fenêtre sont fermées et reliées par une chaîne munie d’un cadenas, que la fenêtre est elle-même hermétiquement fermée et garnie de bourrelets à tous les joints.
« Nous pénétrons à nouveau dans la pièce, et cherchons à ouvrir la fenêtre pour donner de l’air, mais nous en sommes empêchés par M. Bastian, qui nous dit que cela contrarierait sa sœur.
« Nous constatons aussi que sa malheureuse sœur, que l’on ne peut apercevoir, est couchée sur un mauvais grabat et recouverte d’une couverture – le tout d’une saleté repoussante ; que sur ce même grabat courent des insectes et de la vermine prenant leur nourriture dans les déjections, sur le lit de cette malheureuse. Nous cherchons à découvrir son visage, mais elle se cramponne à sa couverture qui l’enveloppe entièrement, en poussant des cris aigus, comme une sauvage.
« Ne pouvant plus tenir dans la pièce, qui est elle-même d’une malpropreté repoussante, nous nous retirons et interrogeons les deux bonnes… »
Ce même jour, à cinq heures, M. le Juge d’instruction Du Fresnel vint à son tour visiter la chambre.
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