Après les premières constatations, qui concordent avec celles du Commissaire, il ajoute :

« Nous donnons immédiatement l’ordre d’ouvrir la croisée. Cette opération s’effectue très difficilement, de vieux rideaux de couleur sombre tombent en dégageant une poussière considérable. Pour ouvrir les persiennes, il faut les enlever de leurs gonds de droite.

« Dès que le jour est entré dans la chambre, nous apercevons dans le fond, étendue sur un lit, le corps et la tête recouverts d’une couverture d’une saleté repoussante, une femme que Pierre Bastian nous dit être Mlle Mélanie Bastian, sa sœur… La malheureuse est couchée toute nue sur une paillasse pourrie. Tout autour d’elle s’est formée une sorte de croûte faite d’excréments, de débris de viande, de légumes, de poisson et de pain en putréfaction. Nous voyons aussi des coquilles d’huîtres, des bêtes courant sur le lit de Mlle Bastian. Cette dernière est couverte de vermine. Nous lui parlons ; elle pousse des cris, elle se cramponne à son lit, tout en cherchant à couvrir davantage sa figure. La maigreur de Mlle Bastian est effrayante ; sa chevelure forme une natte épaisse qui n’a point été peignée et démêlée depuis longtemps.

« L’air est tellement irrespirable, l’odeur qui se dégage de l’appartement est tellement fétide qu’il nous est impossible de rester plus longtemps pour procéder à d’autres constatations. »

M. le Juge d’instruction décida d’envoyer aussitôt Mlle Mélanie Bastian à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Comme elle ne possédait ni linge de corps, ni effets d’habillement, il la fit ficeler dans une couverture, puis ordonna que l’on désinfectât la chambre, dans la mesure du possible. À six heures, des scellés furent mis sur la porte.

« Avant de quitter la maison, ajoute le Juge d’instruction, nous procédons à la visite des pièces qui sont habitées. La salle à manger est convenablement meublée, la cuisine est bien tenue, l’escalier est propre. La chambre de la dame veuve Monnier est en désordre, mais nous constatons qu’elle n’est point sale ; le mobilier est en bon état, le lit est confortable, les couches, les draps et les couvertures sont très propres. Mme Bastian mère, qui est âgée de soixante-quinze ans, est vêtue d’une robe de chambre à petits carreaux noirs et blancs ; elle est coiffée d’un bonnet blanc tuyauté. Le tout est soigné ; elle est bien peignée ; elle présente en un mot l’aspect d’une femme qui ne néglige pas les soins de sa propreté intime. »

M. le Juge d’instruction retourna le lendemain, à trois heures, dans la chambre à peu près désinfectée, pour procéder, malgré l’odeur encore très forte, à des constatations, que la puanteur de la pièce ne lui avait pas permis de faire le premier jour :

La chambre mesure 5 m 40 sur 3 m 40, la fenêtre 1 m 60 sur 0 m 98. Le mobilier comprend :

1° à droite près de la porte, une commode sans tiroir ;

2° deux étagères de bois blanc, disposées à droite et à gauche de la cheminée en marbre noir ; sur celle de droite se trouvent quatre bouteilles vides, trois boîtes de conserve, un jeu de loto et deux écrous ; sur celle de gauche, fermée par une toile à matelas en lambeaux, aucun objet, mais les coins sont garnis d’épaisses toiles d’araignées ; sur la cheminée, une statuette de la Vierge ;

3° un lit en fer devant la commode : les draps et les couvertures sont propres, c’est là que couche une des deux domestiques ;

4° devant l’étagère de gauche, un bois de petit lit couvert d’une paillasse et de vieilles guenilles souillées ;

5° une monture de canapé sur laquelle se trouvent des chiffons et des loques remplis de vermine ;

6° six chaises de paille, dont quatre en assez bon état ;

7° enfin, le lit en bois de Mlle Bastian, contenant une paillasse pourrie, un drap plié en quatre pour recevoir les excréments, un vieil oreiller, placé entre ce drap et la paillasse, une couverture d’une effroyable saleté. Le lit est recouvert d’une espèce de pâte formée d’excréments, de débris de viande, de légumes, de pain en putréfaction. Au pied du lit, un carré de linoléum extrêmement sale. Le plancher est rongé. Près du mur, un trou de 32 centimètres de long sur 5 centimètres de large, un autre trou à hauteur du lit, permettant la circulation des rats. Entre le lit et l’étagère de gauche, une petite caisse remplie de vieux livres, est recouverte, ainsi que tout le reste, d’une épaisse couche de poussière. La tapisserie a presque disparu. Les murs ont été autrefois tapissés d’un papier gris-bleu à carreaux marron et bleu foncé ; ils sont actuellement à peu près dégarnis. De nombreuses inscriptions restent assez difficilement déchiffrables. On parvient pourtant à lire l’une d’elles :

« Faire de la beauté, rien de l’amour et de la liberté, solitude toujours. Il faut vivre et mourir au cachot toute la vie. »

Le 25 mai, à neuf heures du matin, le Commissaire procéda à la saisie des objets ci-désignés :

« Une couette, en partie pourrie ; un oreiller pourri adhérent à celle-ci, ainsi que diverses autres parties de guenilles soudées entre elles par les déjections, débris d’aliments de toute espèce, mélangés à une grande quantité d’insectes (on nous enveloppe le tout dans un drap blanc prêté par la famille) ; une couverture blanche à raies rouges ; une couverture jaune qui recouvrait la séquestrée ; un oreiller ; une couverture à raies bleues ; une guenille fraîchement lavée ; un couvre-pieds fond blanc à fleurs bleues ; une autre vieille couverture à raies rouges ; une toile à matelas placée en double à la fenêtre et servant de rideaux ; un morceau de couverture à raies vertes ; une vieille guenille ayant servi à mettre sous la demoiselle Bastian ; un linge blanc souillé de matières fécales ; un drap de lit plié en huit et sur lequel reposait en partie le corps de la victime ; – un journal contenant des résidus d’aliments – journal fourni par nous – divers autres débris d’aliments qu’on enveloppe dans un papier et qui, comme les derniers, sont tombés du lit au moment de l’opération de saisie ; ces susdits objets sont placés dans une caisse.

« Une paillasse en partie pourrie, que l’on enveloppe dans une toile d’emballage ; une couchette que l’on divise en cinq colis ; deux persiennes reliées par une chaîne qui est retenue au moyen d’un cadenas ; une malle dans laquelle nous déposons trente-sept volumes trouvés sur les rayons de sa chambre ; un cabas d’écolier contenant des cahiers et une grande quantité de notes écrites au crayon (?) ; dans la même malle, nous déposons aussi un cadenas fermé à un bout de chaîne, deux statuettes de la Sainte Vierge, une tête de poupée, un chapelet, une pièce de dix centimes et cinq bouts de crayons trouvés sur et sous son grabat.

« Une porte de la chambre de la victime, récemment réparée ; le cadre de la susdite porte ; un bocal contenant les insectes représentant environ de 5 à 10 % de ceux trouvés sur le lit de Mélanie Bastia  (2)   ; une couverture blanche ; un papier de la tapisserie du couloir portant ces mots : « des les enfants il y en a qui sont bien plus préférés », etc., etc., et enfin une natte de cheveux appartenant à Mélanie Bastian pesant 2 kilos 70 ; ces cheveux lui ont été coupés à son arrivée à l’Hôtel-Dieu. »

Si longue que puisse paraître cette énumération, nous n’avons pas craint de la rapporter tout entière, regrettant qu’elle ne fût pas plus complète encore ; nous aurions aimé connaître, par exemple, les titres des trente-sept volumes saisis, et la nature de ces « notes écrites au crayon » signalées dans ce rapport. Nous avons pu juger récemment de l’éloquence particulière des objets, dans le récit du général Diteriks au sujet de la saisie effectuée dans la petite pièce de la maison Ipatieff à Ekaterimbourg  (3)  .

Tous ces objets sont des témoins et leur déposition nous instruit autant, et plus ingénument, que celle des témoins vivants que nous allons bientôt entendre. Mais nous écouterons d’abord les accusés.

CHAPITRE II

Mme Bastian et son fils furent arrêtés le 24 mai, après midi. Nous présenterons plus loin tous les renseignements que nous avons pu obtenir sur ces deux déconcertantes figures. Ecoutons d’abord Pierre Bastian à l’interrogatoire du Président (audience du 8 octobre 1901. Voir Journal de l’Ouest du 10 octobre).

D. : Dès 1875, le docteur Guérineau constatait que votre sœur Mélanie était incapable de se conduire.