Il a fallu insister pour lui mettre des bas ; mais j’ajoute que la difficulté a été facilement vaincue. Une fois habillée, elle s’est regardée avec satisfaction et a contemplé surtout les rangs de passementerie qui garnissent le peignoir. Sa joie était grande. Elle a dit : « C’est trop beau pour cette maison. Ce serait bien mieux pour aller dans cette chère bonne maison de grand fond Malampia. »
L’excellente sœur ajoute ici : « Sans doute Mélanie Bastian faisait-elle allusion à une propriété de famille, car elle nous parle souvent de Migné. » Mais nous croyons que Mélanie désignait par ces mots, nous l’avons dit, sa chambre sordide, ou, du moins, l’extraordinaire transposition qui s’était faite de cette chambre dans son esprit.
« Une fois installée dans le fauteuil, près de la fenêtre, continue la sœur Saint-Wilfred, Mélanie a regardé la campagne, en disant comme les jours précédents : “Comme c’est beau” elle signale à la garde et à moi le passage des hirondelles, en nous les nommant… Elle considère avec tant d’attention et pendant si longtemps avec le même plaisir visible les images et les fleurs qu’on lui apporte, qu’il semblait bien que Mlle Bastian ait été privée depuis longtemps de pareils spectacles.
« Le lit occupé par Mlle Bastian était placé en face de la fenêtre. Dès l’arrivée de Mlle Bastian, la croisée est restée grande ouverte, la lumière et l’air pénétrant donc largement dans la pièce. J’ai constaté que, dans les premiers moments, elle voulait cacher sa figure sous la couverture. Il est probable que la grande lumière lui fatiguait les yeux, car dès le lendemain elle n’a plus cherché à cacher entièrement sa figure ; elle s’est contentée de relever avec la main gauche le drap jusqu’à hauteur des yeux ; elle garde encore cette manie, mais cependant très souvent et surtout lorsqu’elle prend ses repas, la figure est complètement à découvert ; pas une seule fois elle n’a demandé (et elle sait très bien réclamer ce qui lui fait plaisir) que la fenêtre ou les contrevents fussent clos. »
Habituée depuis longtemps à se soulager dans ses draps, on eut quelque mal à lui faire prendre d’autres habitudes, pourtant « depuis la semaine dernière, dit sa garde Amélie Raymond, le 22 juin, Mlle Bastian a encore fait des progrès, elle est de plus en plus propre. Pendant le jour, elle me demande le vase, et sait fort bien attendre lorsque je suis occupée ».
L’interne de l’Hôtel-Dieu confirme les dépositions des témoins, et nous dit encore : « Comme toutes les personnes qui l’ont entendue, j’ai constaté qu’elle parlait souvent patois, et qu’elle employait des expressions très ordurières. Au début, Mlle Bastian paraissait très affaissée, et ses réponses étaient souvent incompréhensibles ; elle éprouvait de la difficulté à préciser sa pensée ; mais depuis trois ou quatre jours (ceci fut dit le 8 juin) un changement notable s’est produit ; elle sait très bien demander ce qu’elle veut pour son repas. Ce matin, elle m’a dit qu’elle voulait manger : “du cher petit poulet, des chers petits brocs (fraises) et un cher petit macaron au chocolat !” J’ai inscrit le menu sur mon carnet et elle l’a très bien lu.
« Je dois vous faire remarquer, si on ne vous l’a déjà dit, que Mlle Bastian a l’habitude de faire précéder chaque mot de “ce cher petit” ou de “cette chère petite” ; elle commence à dire un peu moins de gros mots. »
Elle mange avec plaisir les quartiers d’orange que lui donne cet interne de service. Son plaisir est encore plus grand quand une des sœurs qui la veillent d’habitude lui présente un bouquet composé de différentes fleurs. Alors elle regarde longuement, aspire à pleins poumons et, comme le ferait un enfant, embrasse le bouquet et la main qui le porte. Elle dit à ce moment d’une voix un peu rapide : « Oh ! comme ce serait beau si l’on avait deux bouquets pareils avec une grotte au milieu et une petite Vierge dans la grotte. Il faudra faire ça une autre fois. »
L’image de la grotte la hante, se rattache en son esprit au souvenir de sa chambre de la rue de la Visitation et, peut-être, à je ne sais quelle idée mystique.
Mme Bastian mère mourut, nous l’avons dit, dans la nuit du 7 juin. La Supérieure de l’hôpital crut devoir annoncer elle-même ce deuil à Mélanie Bastian :
— J’ai une triste nouvelle à vous apprendre, mademoiselle Mélanie, lui dit-elle : votre mère est morte.
— Je veux me régaler. Je veux me régaler, a simplement répondu la malade, en jetant un regard de convoitise sur son repas (raconte le Journal de l’Ouest du 11 juin).
— Cependant, mademoiselle Mélanie, écoutez-moi bien, reprit la Supérieure, avec un ton de douceur infinie : lorsque vous rentrerez chez vous, vous ne trouverez plus votre mère.
— Peu ! Peuh ! Je veux me régaler ! Je veux me régaler !
Et cette réponse fut toujours la même, que l’on parlât à Mlle Mélanie des vêtements de deuil qu’elle devait revêtir, ou qu’on lui exposât le chagrin que son frère Pierre pourrait ressentir.
Le 17 juillet, Mélanie Bastian répond ainsi aux questions qu’on lui pose :
D. : Voulez-vous répondre aux questions que je vais vous poser ?
R. : Je ne veux rien répondre du tout.
D. : Avez-vous reçu hier quelques visites ?
R. : Quelques dames avec de jolies toilettes que j’ai pu regarder.
D. : Êtes-vous allée vous promener dans le jardin et vous sentez-vous la force d’y aller ?
R. : Non, je n’y suis pas allée. Je pourrais sortir plus tard me promener dans le petit jardin de cher bon grand fond, et à Migné (c’est à Migné que se trouve le Pilet, propriété de la famille Bastian).
D. : Vous souvenez-vous de Juliette Dupuy et d’Eugénie Tabot ?
R. : Je ne sais pas ce qu’elles sont devenues ; tant pis pour elles.
D. : Connaissez-vous Carcassonne et Montpellier ?
R. : Tout cela c’est beaucoup trop loin.
D. : Vous souvenez-vous de votre chambre à « cher bon grand fond » ?
R. : (Mlle Bastian fait entendre des sons inarticulés, il est impossible de comprendre ce qu’elle dit. Elle paraît en colère.)
D. : Votre frère vous lisait-il quelquefois le journal ?
R. : Il ne faut pas qu’il vienne ici ; il est bien où il est.
D. : Ne voulez-vous pas voir votre frère ?
Mlle Bastian répond très en colère : Qu’il reste où il est, il est très bien.
Comme on dicte sa réponse, aux mots : en colère, Mlle Bastian dit : « C’est un péché, on ne doit pas s’y mettre. »
D. : Auriez-vous plaisir à voir Mme Pierre Bastian ?
R. : Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, qu’elle reste où elle est.
D. : Voudriez-vous voir Mlle Dolorès Bastian, votre nièce ?
R. : Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Tant pis pour elle ; tant pis pour tout le monde.
D. : Connaissez-vous Marie Fazy ?
R. : Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
D. : Ne savez-vous pas qu’elle est morte ?
Mlle Bastian prononce un certain nombre de phrases inintelligibles. Elle paraît à ce moment fatiguée.
Au point de vue physique, les progrès continuent à être rapides, mais la raison ne revient pas.
« Elle ne jouit pas de ses facultés ; elle tient des propos extravagants et sans suite ; nous avons conclu à une faiblesse intellectuelle. C’est une aliénée, il n’y a pas de doute » – déclare le docteur Lagrange, médecin aliéniste à Poitiers. Par contre, M. l’abbé de Mondion, le « très sympathique aumônier de l’hôpital » de Poitiers, proteste contre cette accusation de folie : « Je trouve fâcheux, écrit-il dans le Journal de l’Ouest du 5 juin, qu’il se rencontre, dans le parti religieux, des personnes qui voudraient excuser ou innocenter ce crime ; j’estime au contraire qu’il faudrait dégager complètement le parti religieux et conservateur de cette affaire. Je voudrais aussi préciser un point : dans le but d’innocenter les coupables, on a dit que Mlle Mélanie était folle, et qu’elle avait la passion de se découvrir. Elle est chez nous depuis neuf jours, et nous avons remarqué qu’elle a la passion de se couvrir. Si l’on s’approche trop près d’elle, elle se retire et ramène à elle les couvertures. Elle a en somme le sentiment de la pudeur… En résumé, on ferait bien mieux de laisser la justice se prononcer, que de chercher à innocenter un crime épouvantable… J’ai dit, et je répète, que ceux qui ont laissé une inconnue, une fille ou une sœur, dans l’état pitoyable où se trouvait Mlle Mélanie en entrant à l’hôpital, sont des criminels, d’autant que la victime est douce, tranquille, et sage. Les fenêtres sont ouvertes et elle n’a jamais donné le moindre signe de folie méchante ou dangereuse… Qu’elle soit dans un état de dépression physique et intellectuelle, c’est ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’elle est restée tant d’années sans air, sans lumière, et presque sans nourriture. »
Nous tâcherons de comprendre un peu mieux ce que furent ces « criminels » : cette mère et ce frère que, d’autre part, l’on nous présentera comme de si honnêtes gens ; quels furent les motifs de leur crime ?… Ce qui me paraît si particulièrement intéressant dans cette affaire, c’est que le mystère, à mesure que nous en connaissons mieux les circonstances, s’approfondit, quitte les faits, se blottit dans les caractères, aussi bien du reste dans le caractère de la victime que dans le caractère des accusés. Nous tâcherons de jeter sur ces derniers une lumière suffisante, nous aidant de la déposition de nombreux témoins. Mme Bastian et son fils, en vérité, ne se sentirent point coupables, et l’on verra qu’en dernier ressort la justice estima de même qu’ils ne l’étaient pas.
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