Mais, dès le lendemain, Mélanie Bastian commença d’aller sensiblement mieux. Elle accepta volontiers la nourriture qu’on lui apportait. Ses organes furent reconnus parfaitement sains par les médecins appelés en consultation.

Mélanie Bastian répond assez bien à quelques questions précises et simples ; elle reconnaît les fleurs qu’on lui présente, se rappelle quelques souvenirs de jeunesse, et en particulier une propriété que possède sa famille à Migné. Mais bien souvent elle refuse de répondre et envoie promener les personnes qui lui adressent la parole, en prononçant des gros mots et des injures… Si même on insiste pour obtenir d’elle une réponse, elle entre rapidement en colère et passe de son immobilité habituelle à un état d’agitation violente. Sa faiblesse générale l’empêche cependant de se livrer à des actes, et elle se contente de marmotter, en se cachant la figure dans son oreiller, des mots inintelligibles et des phrases sans aucun sens discernable, entremêlées de nombreux jurons.

Une idée fixe revient presque toujours quand elle est contrariée : elle veut retourner dans son ancienne demeure qu’elle désigne par une phrase inintelligible : « sa chère bonne fond moulin en piâtre ».

Déjà, lorsqu’on était venu la chercher, rue de la Visitation, pour l’enlever à son taudis, elle se cramponnait à sa paillasse et à sa puante couverture, suppliant qu’on la laissât vivre tranquillement dans sa chère petite grotte.

« … Jamais – disent les rapports – elle ne pose la moindre question sur aucun sujet… et ne parle jamais des personnes qu’elle avait l’habitude de voir dans sa maison… La plupart du temps, elle ne consent à répondre qu’à celles qui lui donnent des soins journaliers et lui apportent à manger.

« Toutes ses réponses sont absolument enfantines. Elle reconnaît la plupart des objets qu’on lui présente, crayons, roses, verres, aliments, et les appelle toujours son cher petit crayon, sa chère petite rose, etc. Elle réclame même souvent son “cher petit torchon” dont elle se couvrait la tête pendant son séjour dans sa maison, et qui était rempli de crasse et d’insectes.

« Elle n’a du reste pas la moindre idée des soins de propreté et satisfait tous ses besoins dans son lit ou dans les vêtements dont elle est revêtue… Cependant elle a commencé, le 18 juin, à accepter de se servir d’un vase pour uriner.

« On a pu lui faire écrire avec un crayon et avec une plume son prénom et quelques mots. L’écriture est assez nette, mais elle fait suivre un mot bien écrit de griffonnages informes.

« L’appétit est excellent. Elle mange gloutonnement les mets qu’on lui présente. Ses repas sont très copieux. » (En fait, les pesées successives indiquèrent une très rapide augmentation du poids, qui passe de 25,500 kg, le 25 mai, à 35,500 kg, le 3 août.)

Ses forces physiques augmentèrent proportionnellement… Mais les facultés intellectuelles furent loin de suivre cette marche progressive. Mélanie, il est vrai, répondait un peu mieux à certaines questions, mais restait toujours indifférente aux choses extérieures, et ne posait jamais de questions…

L’abbé de Mondion, aumônier de l’Hôtel-Dieu, à plusieurs reprises, vint s’entretenir avec elle. Il lui demanda si elle se souvenait de sa première communion. Mélanie Bastian lui répondit affirmativement et même put lui redire les noms des prêtres qui avaient fait son instruction religieuse. Elle se rappelle également le nom des anciens fournisseurs de sa famille, disant qu’elle n’achetait pas de bonbons chez Avenel, le pâtissier, mais chez Pasino, l’Italien. Elle reconnaît et nomme toutes les fleurs qu’on lui présente et dont chaque jour des âmes charitables lui apportent de nombreux bouquets. Rien ne lui fait plus plaisir, ajoute l’abbé, que de voir et de respirer ces fleurs. Elle est ravie d’apercevoir de son lit la campagne, et fait part de sa joie en s’écriant : « Oh ! que c’est beau. » Quand les hirondelles passent, elle les reconnaît fort bien et s’écrie : « Oh ! voyez donc, les gentilles petites hirondelles. »

Elle se montre extrêmement douce, écoute ce qu’on lui dit, fait tout ce qu’on lui commande, garde sur elle, sans chercher à l’enlever, son linge de corps, de sorte qu’une seule infirmière suffit à la surveiller. Lorsqu’on la laisse seule, ce qui arrive assez souvent, elle ne cause aucun désordre. Mais, lorsque l’abbé lui demande si elle souhaite de revoir son frère et sa mère, Mélanie répond aussitôt : « Oh ! qu’on ne les apporte pas là ! » Lorsque, une autre fois, l’abbé lui demande si elle se trouvait bien dans sa maison, Mélanie s’écrie : « Ne parlons pas de ça, c’est une maison qui met tout en fuite, tout en fuite. »

Je n’ai pas à faire ressortir l’extraordinaire inconséquence des réponses de Mélanie Bastian. Le lecteur s’en apercevra bien de lui-même. L’effort, inconscient ou non, par lequel nous cherchons, au cours d’un interrogatoire, à réduire ces inconséquences pour mettre un prévenu d’accord avec lui-même, cet effort reste parfaitement vain, et particulièrement dans le cas de Mélanie Bastian qui, tout à la fois, semble se réjouir de l’air pur qu’elle respire enfin, de la propreté de son lit d’hôpital, de tous les soins dont elle est l’objet, et regretter pourtant sa couche sordide et l’obscurité méphitique de sa « chère petite grotte » dont elle parle en termes attendris, qui semble devenir dans son esprit une sorte de lieu mythique qu’elle désigne d’une façon si bizarre que l’on hésitait d’abord à comprendre de quoi elle parlait, lorsqu’elle disait et répétait : « Je voudrais retourner dans mon cher grand fond Malampia » – où il semble du reste qu’elle n’ait pas été aussi maltraitée qu’on avait pu craindre d’abord, car, à l’hôpital, lorsqu’on lui servait du poulet, elle disait : « On m’en donnait aussi dans mon cher grand fond Malampia. »

« J’ai assisté plusieurs fois aux repas de Mlle Bastian, nous dit un interne. Son premier mot, avant de toucher à ce qu’on lui offre : « C’est-il bien propre. » Elle mange encore avec ses doigts, mais avec beaucoup de délicatesse. »

Et l’économe de l’Hôtel-Dieu :

« Lorsqu’elle mange une orange, elle sait très bien garder, dans le creux de la main, les pépins, jusqu’à ce qu’on l’en débarrasse… »

Il me paraît qu’elle cherchait, au moins inconsciemment, à se mettre d’accord avec les personnes qui la venaient voir et l’interroger, ou cédait à une sorte d’instinctive sympathie. C’est ce qui permit à sœur Saint-Wilfred, religieuse à l’Hôtel-Dieu, de dire que, loin d’avoir horreur de la propreté, Mélanie prenait plaisir à être nettoyée, à coucher dans des draps bien blancs, et à avoir sur elle une chemise. Elle ne dit rien pendant qu’on lui coupait les cheveux, opération que le feutrage de la chevelure rendait particulièrement difficile. Elle eut plaisir, sitôt après, à se laisser nettoyer la tête avec une eau spéciale parfumée.

« Loin d’aimer les mauvaises odeurs, dit la sœur Saint-Wilfred, elle se réjouit du parfum des fleurs et de l’eau de Cologne que l’on répand sur tout son corps et sur sa couche. Quand on lui donne une matinée rose, elle manifeste une grande joie. En général, tout ce qui est très clair lui fait plaisir ; elle déteste au contraire tout ce qui est de couleur sombre. C’est ainsi qu’elle ne veut pas prendre les lettres bordées de noir, et refuse de garder une bague qu’un interne s’amuse à lui passer au doigt, parce que cette bague porte en chaton une pierre noire. Elle a été très heureuse de se revêtir de la matinée. Elle a accepté facilement des mules.