Mme Bastian, depuis nombre d’années, nous dit M. F.C., Secrétaire honoraire de la Faculté de Droit, avait donné des instructions pour que personne ne pénétrât chez elle. La grande porte d’entrée était toujours fermée à clef, et il fallait, pour pénétrer dans l’immeuble, passer par la petite cour. Du vivant de M. Bastian, l’accès de la maison était encore possible, mais, après le décès du chef de famille, une consigne sévère avait dû être donnée, car personne n’y pénétrait plus, à l’exception des filles de service. C’est donc au témoignage de celles-ci, assez souvent remplacées, que nous devrons recourir pour essayer de comprendre ce qui se passait dans cette étrange maison où, nous dit l’une d’elles, « on avait toujours l’air de marcher sur la pointe des pieds ». Mais ces témoignages ne peuvent être acceptés sans réserve, surtout pour ce qui se rapporte à l’alimentation de la séquestrée. L’on n’est pas bien certain, en effet, que Mélanie Bastian profitât elle-même des huîtres et des poulets que sa mère lui faisait servir (ainsi que l’attestent les notes des fournisseurs). Ces menus raffinés s’accordent bien peu avec la sordide avarice qu’on lui reprocha par la suite. Mais Mme Bastian, nous disent les domestiques, n’entrait jamais dans la chambre de sa fille et ne pouvait savoir si les poulets et les huîtres qu’elle payait parvenaient jusqu’à la séquestrée. Pourtant, Mélanie Bastian reparlait, une fois à l’hôpital, des poulets qu’on lui servait à cher bon grand fond Malampia. C’est un des points de l’étrange histoire qu’il reste le plus malaisé d’éclaircir, et où l’inconséquence des caractères demeure particulièrement déconcertante ; car, d’autre part, et sur ce point tous les témoignages ancillaires concordent, Mme Bastian se refusait obstinément à laisser changer drap, couverture ou matelas du lit de sa fille, encore que, dans telles autres pièces de la maison, elle en eût une importante provision : « Mme Bastian était d’une avarice sordide, à tel point que je n’osais jamais lui réclamer moi-même mes gages ; j’étais obligé de les faire demander par ma mère », nous dit Alcide Texier, contrôleur à la Compagnie Générale des Omnibus, employé au service de Mme Bastian lorsqu’il n’avait que dix-sept ans. « Pendant les six mois que j’ai passés dans sa maison, je lui ai toujours vu porter la même robe très sale. »

Il semble vraiment qu’il y ait, chez tous les membres de cette famille, non tant précisément avarice, qu’amour de la saleté. Nous verrons même ce goût étrange se manifester chez le fils d’une manière encore plus répugnante. Mais peut-on encore parler d’avarice, lorsque l’on entend Juliette Dupuis nous raconter ceci : « Le soir, Mlle Bastian ne mangeait presque pas ; rien qu’une brioche ou un gâteau appelé jésuite ; et le matin, à son premier déjeuner de neuf heures, rien qu’une tasse de chocolat de la Compagnie Coloniale, Mlle Bastian ne voulant pas de pain. Par contre, le repas de midi, que j’étais chargée de porter à Mlle Mélanie, consistait généralement en une sole frite et une côtelette entourée de pommes de terre ; le repas était préparé par la fille Tabot. Quelquefois on faisait venir de l’Hôtel de France, et, avant, de l’Hôtel de l’Europe (les notes de l’hôtel en font foi) : soit un poulet au blanc, avec champignons, soit un poulet à la sauce rousse. Souvent des huîtres  (7)  , lorsque c’était la saison, et aussi du pâté de foie gras. » M. Robin, propriétaire de l’Hôtel de France, confirme qu’on lui demandait ainsi des plats, souvent deux ou trois fois par semaine.

Le mémoire de la maison Maillard-Laurendeau remis à M. le Juge d’instruction, accuse une quantité relativement très importante de vin ordinaire de première qualité, à 0 fr 75 la bouteille, et de vin fin de Bordeaux, à 2 francs et 3 francs la bouteille, fournie dans les deux dernières années à Mme Bastian, dont les habitudes de sobriété et d’extrême économie ne permettent pas de supposer qu’elle fît cette dépense pour elle-même.

L’ordinaire de Mme Bastian était des plus simples. Il ne paraît pas qu’elle touchât aux huîtres, aux poulets, et au foie gras, que l’on apportait pour sa fille.

Nous lisons, ensuite, la déposition de la fille Dupuis : « Je lui portais la nourriture dans une assiette, je ne mettais jamais de couteau, parce que je savais qu’elle n’en voulait pas. Elle prétendait qu’une fille dévote ne devait pas se servir de couteau. Il y avait toujours dans l’assiette une fourchette, mais pas de cuillère, parce qu’elle ne mangeait jamais de potage. Mlle Bastian ne voulait du reste pas se servir de fourchette ; elle mangeait avec ses doigts ; je ne portais pas de serviette, bien que Mlle Bastian m’en demandât parfois pour essuyer “ses petites menottes”, parce que Mme Bastian m’avait refusé de m’en donner. »

Une autre servante nous dit que Mlle Bastian ne mangeait pas toujours aussitôt la nourriture qu’on lui apportait, mais gardait en réserve, sur sa paillasse, à côté d’elle, une partie des aliments – ce qui explique la quantité des détritus. « M. Pierre Bastian est venu quelquefois pendant que je faisais manger sa sœur ; il ne s’est jamais occupé de sa nourriture, et jamais ne s’est informé s’il lui manquait quelque chose. Au repas de midi, la demoiselle Bastian buvait du vin blanc, coupé d’eau. On ne lui a jamais refusé, que je sache, nourriture ou boisson. »

Interrompons un instant le témoignage de Juliette Dupuis pour intercaler cet ahurissant fragment de déposition de Virginie Neveux, dont je donnerai plus loin d’autres parties également sensationnelles :

« Mélanie Bastian mangeait les mêmes aliments que sa mère, mais, comme boire, Mme Bastian mère ne lui faisait donner que de l’eau sucrée, dans laquelle elle mettait de l’éther. Il arrivait souvent que Mélanie refusât de boire ; alors la mère nous faisait descendre le verre contenant ce breuvage à la cave, et tous les jours on le lui présentait de nouveau, jusqu’à ce qu’elle l’eût bu. »

« Quand je suis arrivée, en 1899, – reprend Juliette Dupuis – la chambre de Mlle Bastian était dans l’état où vous l’avez vue, mêmes meubles, même literie, même saleté. Nous avons souvent, la fille Tabot et moi, demandé à Mme Bastian de quoi la changer, de draps, de couvertures, de traversin, de matelas ; nous avons essuyé un refus catégorique ; Mme Bastian nous répondait que nous n’arriverions jamais à la tenir propre ; je dois déclarer cependant qu’il nous eût été facile, à la fille Tabot et à moi, de la nettoyer et de lui faire contracter des habitudes de propreté ; lorsque nous avons vu que Mme Bastian voulait absolument laisser sa fille coucher sur un véritable grabat rempli de vermine, nue, sans chemise, recouverte seulement d’une couverture sordide et que nous avons constaté qu’on nous interdisait d’ouvrir la fenêtre dont les volets étaient cadenassés et qu’on nous obligeait à laisser fermée la porte sous prétexte qu’on enrhumait la demoiselle Bastian, nous n’avons plus rien dit ; mais nous avons averti les voisins.

« Il y avait dans la chambre de la demoiselle Bastian une odeur infecte, l’air n’était pas respirable, ce qui n’était pas étonnant, car cette demoiselle faisait ses excréments dans le lit et qu’il ne nous était permis d’enlever le petit drap de dessous plié en quatre que le soir, à neuf heures et demie.

« Mme Bastian savait parfaitement dans quel état épouvantable de malpropreté était laissée sa fille ; elle se contentait de dire : “Ah ! pauvre enfant, que voulez-vous que j’y fasse ?

« M. Pierre Bastian était au courant de tout, il venait très souvent voir sa sœur et jamais il ne nous a invitées à la tenir propre ; au contraire, quand nous voulions donner de l’air à la chambre, par la porte seulement, car la fenêtre était toujours hermétiquement fermée, il allait prévenir sa mère qui nous adressait de sévères remontrances. »

Les témoignages des servantes de Mme Bastian sont, je l’ai dit, souvent contradictoires. Ce serait les fausser et leur enlever une grande partie de leur intérêt, que de chercher à les réunir, à les grouper dans un résumé. Chacun a son caractère propre, et le mieux, il me semble, est d’en transcrire ici les parties les plus saillantes.

Ecoutons Juliette Brault, que Mme Bastian employa d’abord comme femme de chambre et, ensuite, comme cuisinière, de juin 1897 à septembre 1898 :

« La première fois que je suis entrée dans la chambre de Mlle Bastian, j’ai éprouvé un frémissement ; l’odeur qui se dégageait du lit de Mlle Bastian était fétide, il n’y avait pas à ce moment de détritus de viande ou d’excréments, mais la paillasse et le matelas étaient complètement pourris, ainsi qu’a dû vous le dire Mlle Péroche qui était domestique avec moi. Mlle Bastian était toute nue, enveloppée dans une sale couverture, et j’ai constaté qu’il y courait très souvent des cafards ; tous les soirs on plaçait sous Mlle Bastian un drap plié en quatre ; il était destiné à recevoir ses excréments, et on ne le changeait que toutes les vingt-quatre heures.

« Mlle Bastian n’était pas absolument folle ; parfois elle disait des choses sensées, mais elle ne voulait pas être nettoyée, et avait toujours la tête couverte. Les meubles étaient recouverts d’une couche épaisse de poussière qu’il était impossible d’enlever, puisque la croisée et les persiennes n’étaient jamais ouvertes ; parfois je donnais de l’air par la porte, malgré la défense formelle de Mme Bastian qui voulait que toutes les issues fussent hermétiquement fermées ; cependant, au cours des fortes chaleurs, elle tolérait l’ouverture de la porte.

« Durant quinze mois, j’ai couché dans cette chambre ; l’odeur était insupportable ; elle était cependant un peu tolérable quand la porte était ouverte ; aussi, la nuit, je laissais toujours la porte ouverte ; si Mme Bastian l’avait su, elle se serait fâchée, car elle aurait dit qu’on voulait faire enrhumer sa fille.