Bien souvent j’ai demandé, ainsi qu’Hélène Bonneau et Berthe Perroche, qui ont été domestiques en même temps que moi, à ce que les paillasses et matelas fussent changés ; nous avons toujours essuyé un refus catégorique de la part de Mme Bastian qui nous disait : “Vous ne pourrez pas la changer ; ah ! la pauvre fille, comme elle m’en a fait perdre !” Je dois dire qu’il y avait dans la maison des matelas et des paillasses dont on ne se servait pas ; il n’y en aurait pas eu à acheter. Quand je parlais d’une chemise à Mme Bastian, elle me répondait : “La pauvre enfant, elle n’en veut pas.”
« Mlle Bastian n’avait aucun linge de corps et la commode de sa chambre était vide de tiroirs.
« J’affirme que, si on avait voulu, on aurait pu tenir Mlle Bastian propre ; mais alors il aurait fallu d’autres aides, et une volonté qui n’existait ni chez Madame, ni chez M. Bastian fils.
« Je n’ai jamais vu Mlle Bastian levée ; J’ai essayé plusieurs fois de voir sa figure, je n’ai jamais pu ; son corps était d’une maigreur effrayante, bien qu’elle fût nourrie convenablement ; le matin on lui servait du café au lait ou du chocolat, à midi au moins deux plats, et le soir elle ne voulait rien.
« J’ai quitté Mme Bastian, parce que je ne pouvais plus m’entendre avec une femme aussi avare et aussi autoritaire.
« Je plaignais de tout mon cœur Mlle Mélanie Bastian, je n’ai pas cependant songé à avertir la justice. »
Mlle Mélanie devait rester appuyée sur son coude, et se tenir dans une position très pénible, nous dit Louise Quinquenaud, née Pichard. « Il eût été cependant bien facile de placer sous sa tête un traversin et un oreiller, mais il aurait fallu les remplacer de temps en temps, et c’est ce que Mme Bastian ne voulait pas. L’avarice de cette femme était telle que, malgré mes réclamations, et les insistances des domestiques qui ont été avec moi, il a été impossible d’obtenir de changer la literie, qui était dans un état épouvantable. Un jour, cependant, j’ai tellement supplié Mme Bastian que j’ai été autorisée par elle à aller chercher un matelas dans une chambre du grand corps de logis. Dans cette partie de la maison, il y avait plusieurs lits complets qui ne servaient à rien ; j’ai descendu le matelas dans la chambre de Mlle Mélanie ; lorsque Mme Bastian a vu qu’on allait le substituer au lit de plumes pourri, elle s’est opposée à ce changement et j’ai dû remonter le matelas.
« … Je me souviens que, quelques jours avant mon départ, je me suis fâchée avec Mme Bastian parce qu’elle voulait toujours faire servir les mêmes draps et les mêmes linges, alors que ses armoires à linge étaient pleines.
« J’ai souvent blâmé Mme Bastian de laisser sa fille dans un pareil état de saleté et je l’ai engagée à prendre une sœur ; elle m’a répondu que c’était inutile, parce que sa fille n’était pas malade et que du reste elle était très bien comme elle était, puisqu’elle paraissait toujours contente. »
« … Non seulement Mlle Mélanie vivait ainsi, nous dit une autre servante, mais elle s’y plaisait beaucoup. Je me rappelle lui avoir demandé un jour si elle ne serait pas contente de se trouver dans une chambre bien propre, jolie, ornée de beaux meubles. Elle me répondit : “Oh ! ma chère petite grotte ! je ne voudrais pas, pour tout au monde, l’abandonner un instant. J’y suis fort bien.”
« … À un moment donné, nous dit Berthe Perroche, la paillasse et le matelas étaient tellement pourris que nous avons demandé à les remplacer par d’autres qui étaient dans la maison et qui s’abîmaient. Mme Bastian a refusé et nous a répondu que nous ne pourrions pas les lui mettre, et que d’ailleurs elle ne voulait pas les faire pourrir. Elle nous a cependant permis, mais avec combien d’hésitations, de faire nous-mêmes trois petits coussins ; nous en avons placé un sous mademoiselle ; les deux autres ont été conservés pour coussins de rechange.
« … Nous avons demandé à Mme Bastian de faire admettre sa fille dans une maison de santé, et elle nous a répondu qu’elle avait fait vœu de rester avec sa fille jusqu’à sa mort. »
Ecoutons encore Juliette Dupuis : « M. Pierre Bastian ne peut pas dire qu’il n’a pas vu la saleté dans laquelle était laissée sa sœur, car j’affirme qu’au moins une fois en ma présence, et devant Eugénie Tabot, il a assisté, ayant à ses côtés sa mère, à ce que nous appelions le coucher de mademoiselle Mélanie, qui consistait en ceci : cette demoiselle se soulevait et se mettait à quatre pattes (sic) ; la cuisinière relevait les couvertures qui enveloppaient Mlle Mélanie, sauf celle qui lui couvrait la tête, puis elle retirait le drap plié en quatre qui contenait les excréments des dernières vingt-quatre heures et enlevait aussi un petit coussin de balle d’avoine, qui était absolument dégoûtant ; on remettait sur le lit un coussin sec, quoique très sale et un autre drap lavé, mais jamais lessivé, et Mlle Bastian reprenait son ancienne position.
« M. Pierre Bastian ayant assisté une fois au moins à ce spectacle, il est mal venu de soutenir qu’il croyait sa sœur bien soignée ; le petit coussin de balle d’avoine séchait tout l’hiver dans la chambre ; il n’a pas pu ne pas le voir. »
Comment expliquer cette singulière attitude du frère ? Il est temps de parler un peu de lui.
L’excellente brochure de M. Barbier, avocat à la Cour d’appel, ancien bâtonnier de l’Ordre, à laquelle nous avons déjà fait quelques emprunts, va de nouveau nous renseigner.
CHAPITRE VI
Une photographie de Pierre Bastian, que nous avons sous les yeux (8) nous le montre coiffé d’un chapeau de feutre dur demi-haut de forme et à bords assez larges. Il a la tête enfoncée dans les épaules ; on ne peut voir son col, mais seulement un petit nœud noir tout droit. Les plis qui vont des commissures des lèvres aux ailes du nez sont profondément marqués. Des moustaches tombantes, très fournies, rejoignent d’épais favoris tombant plus bas que le menton très large et rasé. Il porte un pince-nez. Son regard de myope est étrangement oblique et voilé.
Nous avons vu que Pierre Bastian, d’une grande faiblesse de caractère, se laissait entièrement dominer par sa mère. Celle-ci n’avait jamais cessé de le « traiter en petit garçon ». Il sait pourtant, parfois, se rebiffer, ainsi que nous le montre la lettre à sa mère, du 11 juin 1893, que reproduit le rapport de M. Barbier :
« Avant de prendre les mesures extrêmes auxquelles je vais être obligé de recourir pour faire face à ma position sociale, je tiens à te dire encore une fois que les 2 500 francs me sont absolument nécessaires pour vivre à Poitiers. Tu me les dois, ces 2 500 francs, attendu que la volonté formelle de mon grand-père a toujours été que cette rente me fût continuée après sa mort. Je vais prendre à témoin plusieurs personnes qui ont entendu sa déclaration. Cela résulte aussi des lettres que j’ai de lui et que j’ai précieusement conservées dans mon tiroir.
« Le simple bon sens suffit à montrer que nous ne pouvons pas vivre avec les 1 230 francs que tu m’as remis hier (car il manque vingt francs et tu ne nous as même pas donné 1 250 francs). Tu ne nous as pas donné un sou d’étrennes cette année, et, malgré toutes les dépenses que j’ai dû faire pour soutenir mon rang dans la société à un moment où plus que jamais nous devons montrer que nous n’appartenons pas à une famille de misérables, je ne t’ai pas demandé un centime. Il me semble que, loin de nous accuser d’être dépensiers, tu devrais au contraire nous approuver et nous remercier d’avoir mené ta petite-fille dans le monde et d’avoir réussi à lui faire faire bonne figure.
« Toi qui avais l’air de tenir tant à ce que je boive du vin, je dois te déclarer qu’à partir d’aujourd’hui je bois de l’eau et mange des haricots.
« Plutôt que de ne pas soutenir notre rang dans le monde, nous nous priverons de nourriture, et cet hiver on ne fera pas un brin de feu dans la maison… En tout cas, ce n’était pas la peine de nous faire quitter la rue Boncenne pour nous ôter d’une main le double de ce que tu nous avais donné de l’autre.
« Tu peux te vanter d’abréger ma vie, et si on m’enterre prochainement on saura à qui s’en prendre. »
Les témoins abondent pour le peindre « aussi myope au moral qu’au physique », et « d’une naïveté invraisemblable ». Il n’était pas précisément inintelligent. Ses amis, dont Francis Planté, le pianiste, qu’il voyait souvent du temps qu’il était conseiller de Préfecture à Mont-de-Marsan, l’aimaient et s’amusaient de ses bizarreries. Il n’était pas sans culture, avait même des prétentions littéraires, qui ne furent du reste connues que de quelques intimes. Ceux-ci reconnaissent qu’il était « rebelle aux soins et aux habitudes les plus élémentaires de propreté ». Il tenait à faire son lit lui-même, nous dit Mlle Giraud, qui fut quelque temps sa femme de chambre. Une autre femme de chambre, Mlle Godard, nous apprend qu’il ne voulait pas que l’on changeât jamais ses draps de lit. « Il fallait le faire sans qu’il s’en aperçût, et, quand il voyait qu’on l’avait fait, il se fâchait. » Il mettait une petite malle à la tête de son lit, en guise de traversin.
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