Je voudrais savoir si je ne… comment dites-vous cela ?… si je ne détonne pas trop dans la symphonie. À qui d’autre demanderais-je cela, pasteur ?
– Un pasteur n’a pas à s’inquiéter de la beauté des visages, dis-je, me défendant comme je pouvais.
– Pourquoi ?
– Parce que la beauté des âmes lui suffit.
– Vous préférez me laisser croire que je suis laide, dit-elle alors avec une moue charmante ; de sorte que, n’y tenant plus, je m’écriai :
– Gertrude, vous savez bien que vous êtes jolie.
Elle se tut et son visage prit une expression très grave dont elle ne se départit plus jusqu’au retour.
Aussitôt rentrés, Amélie trouva le moyen de me faire sentir qu’elle désapprouvait l’emploi de ma journée. Elle aurait pu me le dire auparavant ; mais elle nous avait laissés partir, Gertrude et moi, sans mot dire, selon son habitude de laisser faire et de se réserver ensuite le droit de blâmer. Du reste elle ne me fit point précisément des reproches ; mais son silence même était accusateur ; car n’eût-il pas été naturel qu’elle s’informât de ce que nous avions entendu, puisqu’elle savait que je menais Gertrude au concert ? la joie de cette enfant n’eût-elle pas été augmentée par le moindre intérêt qu’elle eût senti que l’on prenait à son plaisir ? Amélie du reste ne demeurait pas silencieuse, mais elle semblait mettre une sorte d’affectation à ne parler que des choses les plus indifférentes ; et ce ne fut que le soir, après que les petits furent allés se coucher, que l’ayant prise à part et lui ayant demandé sévèrement :
– Tu es fâchée de ce que j’ai mené Gertrude au concert ? j’obtins cette réponse :
– Tu fais pour elle ce que tu n’aurais fait pour aucun des tiens.
C’était donc toujours le même grief, et le même refus de comprendre que l’on fête l’enfant qui revient, mais non point ceux qui sont demeurés, comme le montre la parabole ; il me peinait aussi de ne la voir tenir aucun compte de l’infirmité de Gertrude, qui ne pouvait espérer d’autre fête que celle-là. Et si, providentiellement, je m’étais trouvé libre de mon temps ce jour-là, moi qui suis si requis d’ordinaire, le reproche d’Amélie était d’autant plus injuste qu’elle savait bien que chacun de mes enfants avait soit un travail à faire, soit quelque occupation qui le retenait, et qu’elle-même, Amélie, n’a point de goût pour la musique, de sorte que, lorsqu’elle disposerait de tout son temps, jamais il ne lui viendrait à l’idée d’aller au concert, lors même que celui-ci se donnerait à notre porte.
Ce qui me chagrinait davantage, c’est qu’Amélie eût osé dire cela devant Gertrude ; car bien que j’eusse pris ma femme à l’écart, elle avait élevé la voix assez pour que Gertrude l’entendît. Je me sentais moins triste qu’indigné, et quelques instants plus tard, comme Amélie nous avait laissés, m’étant approché de Gertrude, je pris sa petite main frêle et la portant à mon visage :
– Tu vois ! cette fois je n’ai pas pleuré.
– Non : cette fois, c’est mon tour, dit-elle, en s’efforçant de me sourire ; et son beau visage qu’elle levait vers moi, je vis soudain qu’il était inondé de larmes.
8 mars.
Le seul plaisir que je puisse faire à Amélie, c’est de m’abstenir de faire les choses qui lui déplaisent. Ces témoignages d’amour tout négatifs sont les seuls qu’elle me permette. À quel point elle a déjà rétréci ma vie, c’est ce dont elle ne peut se rendre compte. Ah ! plût à Dieu qu’elle réclamât de moi quelque action difficile ! Avec quelle joie j’accomplirais pour elle le téméraire, le périlleux ! Mais on dirait qu’elle répugne à tout ce qui n’est pas coutumier ; de sorte que le progrès dans la vie n’est pour elle que d’ajouter de semblables jours au passé. Elle ne souhaite pas, elle n’accepte même pas de moi, des vertus nouvelles, ni même un accroissement des vertus reconnues. Elle regarde avec inquiétude, quand ce n’est pas avec réprobation, tout effort de l’âme qui veut voir dans le Christianisme autre chose qu’une domestication des instincts.
Je dois avouer que j’avais complètement oublié, une fois à Neuchâtel, d’aller régler le compte de notre mercière, ainsi qu’Amélie m’en avait prié, et de lui rapporter une boîte de fil. Mais j’en étais ensuite beaucoup plus fâché contre moi qu’elle ne pouvait être elle-même ; et d’autant plus que je m’étais bien promis de n’y pas manquer, sachant du reste que « celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes », – et craignant les conclusions qu’elle pouvait tirer de mon oubli. J’aurais même voulu qu’elle m’en fît quelque reproche, car sur ce point certainement j’en méritais. Mais comme il advient surtout, le grief imaginaire l’emportait sur l’imputation précise : ah ! que la vie serait belle et notre misère supportable, si nous nous contentions des maux réels sans prêter l’oreille aux fantômes et aux monstres de notre esprit… Mais je me laisse aller à noter ici ce qui ferait plutôt le sujet d’un sermon (Mat. XII, 29. « N’ayez point l’esprit inquiet »). C’est l’histoire du développement intellectuel et moral de Gertrude que j’ai entrepris de tracer ici. J’y reviens.
J’espérais pouvoir suivre ici ce développement pas à pas, et j’avais commencé d’en raconter le détail. Mais outre que le temps me manque pour en noter minutieusement toutes les phases, il m’est extrêmement difficile aujourd’hui d’en retrouver l’enchaînement exact. Mon récit m’entraînant, j’ai rapporté d’abord des réflexions de Gertrude, des conversations avec elle, beaucoup plus récentes, et celui qui par aventure lirait ces pages s’étonnera sans doute de l’entendre s’exprimer aussitôt avec tant de justesse et raisonner si judicieusement. C’est aussi que ses progrès furent d’une rapidité déconcertante : j’admirais souvent avec quelle promptitude son esprit saisissait l’aliment intellectuel que j’approchais d’elle et tout ce dont il pouvait s’emparer, le faisant sien par un travail d’assimilation et de maturation continuel. Elle me surprenait, précédant sans cesse ma pensée, la dépassant, et souvent d’un entretien à l’autre je ne reconnaissais plus mon élève.
Au bout de peu de mois il ne paraissait plus que son intelligence avait sommeillé si longtemps. Même elle montrait plus de sagesse déjà que n’en ont la plupart des jeunes filles que le monde extérieur dissipe et dont maintes préoccupations futiles absorbent la meilleure attention. Au surplus elle était, je crois, sensiblement plus âgée qu’il ne nous avait paru d’abord. Il semblait qu’elle prétendît tourner à profit sa cécité, de sorte que j’en venais à douter si, sur beaucoup de points, cette infirmité ne lui devenait pas un avantage. Malgré moi je la comparais à Charlotte et lorsque parfois il m’arrivait de faire répéter à celle-ci ses leçons, voyant son esprit tout distrait par la moindre mouche qui vole, je pensais : « Tout de même, comme elle m’écouterait mieux, si seulement elle n’y voyait pas ! »
Il va sans dire que Gertrude était très avide de lectures ; mais, soucieux d’accompagner le plus possible sa pensée, je préférais qu’elle ne lût pas beaucoup – ou du moins pas beaucoup sans moi – et principalement la Bible, ce qui peut paraître bien étrange pour un protestant. Je m’expliquerai là-dessus ; mais, avant que d’aborder une question si importante, je veux relater un petit fait qui a rapport à la musique et qu’il faut situer, autant qu’il m’en souvient, peu de temps après le concert de Neuchâtel.
Oui, ce concert avait eu lieu, je crois, trois semaines avant les vacances d’été qui ramenèrent Jacques près de nous. Entre-temps il m’était arrivé plus d’une fois d’asseoir Gertrude devant le petit harmonium de notre chapelle, que tient d’ordinaire Mlle de La M… chez qui Gertrude habite à présent. Louise de La M… n’avait pas encore commencé l’instruction musicale de Gertrude. Malgré l’amour que j’ai pour la musique, je n’y connais pas grand-chose et ne me sentais guère capable de rien lui enseigner lorsque je m’asseyais devant le clavier auprès d’elle.
– Non, laissez-moi, m’a-t-elle dit, dès les premiers tâtonnements.
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