Je préfère rester seule.

Et je la quittais d’autant plus volontiers que la chapelle ne me paraissait guère un lieu décent pour m’y enfermer seul avec elle, autant par respect pour le saint lieu, que par crainte des racontars – encore qu’à l’ordinaire je m’efforce de n’en point tenir compte ; mais il s’agit ici d’elle et non plus seulement de moi. Lorsqu’une tournée de visites m’appelait de ce côté, je l’emmenais jusqu’à l’église et l’abandonnais donc, durant de longues heures, souvent, puis allais la reprendre au retour. Elle s’occupait ainsi patiemment, à découvrir des harmonies, et je la retrouvais vers le soir, attentive, devant quelque consonance qui la plongeait dans un ravissement prolongé.

Un des premiers jours d’août, il y a à peine un peu plus de six mois de cela, n’ayant point trouvé chez elle une pauvre veuve à qui j’allais porter quelque consolation, je revins pour prendre Gertrude à l’église où je l’avais laissée ; elle ne m’attendait point si tôt et je fus extrêmement surpris de trouver Jacques auprès d’elle. Ni l’un ni l’autre ne m’avaient entendu entrer, car le peu de bruit que je fis fut couvert par les sons de l’orgue. Il n’est point dans mon naturel d’épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient à cœur : amortissant donc le bruit de mes pas, je gravis furtivement les quelques marches de l’escalier qui mène à la tribune ; excellent poste d’observation. Je dois dire que, tout le temps que je demeurai là, je n’entendis pas une parole que l’un et l’autre n’eussent aussi bien dite devant moi. Mais il était contre elle et, à plusieurs reprises, je le vis qui prenait sa main pour guider ses doigts sur les touches. N’était-il pas étrange déjà qu’elle acceptât de lui des observations et une direction dont elle m’avait dit précédemment qu’elle préférait se passer ? J’en étais plus étonné, plus peiné que je n’aurais voulu me l’avouer à moi-même et déjà je me proposais d’intervenir lorsque je vis Jacques tout à coup tirer sa montre.

– Il est temps que je te quitte, à présent, dit-il ; mon père va bientôt revenir.

Je le vis alors porter à ses lèvres la main qu’elle lui abandonna ; puis il partit. Quelques instants après, ayant redescendu sans bruit l’escalier, j’ouvris la porte de l’église de manière qu’elle pût l’entendre et croire que je ne faisais que d’entrer.

– Eh bien, Gertrude ! Es-tu prête à rentrer ? L’orgue va bien ?

– Oui, très bien, me dit-elle de sa voix la plus naturelle ; aujourd’hui j’ai vraiment fait quelques progrès.

Une grande tristesse emplissait mon cœur, mais nous ne fîmes l’un ni l’autre aucune allusion à ce que je viens de raconter.

Il me tardait de me trouver seul avec Jacques. Ma femme, Gertrude et les enfants se retiraient d’ordinaire assez tôt après le souper, nous laissant tous deux prolonger studieusement la veillée. J’attendais ce moment. Mais devant que de lui parler je me sentis le cœur si gonflé et par des sentiments si troublés que je ne savais ou n’osais aborder le sujet qui me tourmentait. Et ce fut lui qui brusquement rompit le silence en m’annonçant sa résolution de passer toutes les vacances auprès de nous. Or, peu de jours auparavant, il nous avait fait part d’un projet de voyage dans les hautes-Alpes, que ma femme et moi avions grandement approuvé ; je savais que son ami T…, qu’il choisissait pour compagnon de route, l’attendait ; aussi m’apparut-il nettement que ce revirement subit n’était point sans rapport avec la scène que je venais de surprendre. Une grande indignation me souleva d’abord, mais craignant, si je m’y laissais aller, que mon fils ne se fermât à moi définitivement, craignant aussi d’avoir à regretter des paroles trop vives, je fis un grand effort sur moi-même et du ton le plus naturel que je pus :

– Je croyais que T… comptait sur toi, lui dis-je.

– Oh ! reprit-il, il n’y comptait pas absolument, et du reste, il ne sera pas en peine de me remplacer. Je me repose aussi bien ici que dans l’Oberland et je crois vraiment que je peux employer mon temps mieux qu’à courir les montagnes.

– Enfin, dis-je, tu as trouvé ici de quoi t’occuper ?

Il me regarda, percevant dans le ton de ma voix quelque ironie, mais, comme il n’en distinguait pas encore le motif, il reprit d’un air dégagé :

– Vous savez que j’ai toujours préféré le livre à l’alpenstock.

– Oui, mon ami, fis-je en le regardant à mon tour fixement ; mais ne crois-tu pas que les leçons d’accompagnement à l’harmonium présentent pour toi encore plus d’attrait que la lecture ?

Sans doute il se sentit rougir, car il mit sa main devant son front, comme pour s’abriter de la clarté de la lampe. Mais il se ressaisit presque aussitôt, et d’une voix que j’aurais souhaitée moins assurée :

– Ne m’accusez pas trop, mon père. Mon intention n’était pas de vous rien cacher, et vous devancez de bien peu l’aveu que je m’apprêtais à vous faire.

Il parlait posément, comme on lit un livre, achevant ses phrases avec autant de calme, semblait-il, que s’il ne se fût pas agi de lui-même. L’extraordinaire possession de soi dont il faisait preuve achevait de m’exaspérer. Sentant que j’allais l’interrompre, il leva la main, comme pour me dire : non, vous pourrez parler ensuite, laissez-moi d’abord achever ; mais je saisis son bras et le secouant :

– Plutôt que de te voir porter le trouble dans l’âme pure de Gertrude, m’écriai-je impétueusement, ah ! je préférerais ne plus te revoir. Je n’ai pas besoin de tes aveux ! Abuser de l’infirmité, de l’innocence, de la candeur, c’est une abominable lâcheté dont je ne t’aurais jamais cru capable ! Et de m’en parler avec ce détestable sang-froid !… Écoute-moi bien : j’ai charge de Gertrude et je ne supporterai pas un jour de plus que tu lui parles, que tu la touches, que tu la voies.

– Mais, mon père, reprit-il sur le même ton tranquille et qui me mettait hors de moi, croyez bien que je respecte Gertrude autant que vous pouvez faire vous-même. Vous vous méprenez étrangement si vous pensez qu’il entre quoi que ce soit de répréhensible, je ne dis pas seulement dans ma conduite, mais dans mon dessein même et dans le secret de mon cœur. J’aime Gertrude, et je la respecte, vous dis-je, autant que je l’aime. L’idée de la troubler, d’abuser de son innocence et de sa cécité me paraît aussi abominable qu’à vous. Puis il protesta que ce qu’il voulait être pour elle, c’était un soutien, un ami, un mari ; qu’il n’avait pas cru devoir m’en parler avant que sa résolution de l’épouser ne fût prise ; que cette résolution Gertrude elle-même ne la connaissait pas encore et que c’était à moi qu’il en voulait parler d’abord. – Voici l’aveu que j’avais à vous faire, ajouta-t-il, et je n’ai rien d’autre à vous confesser, croyez-le.

Ces paroles m’emplissaient de stupeur. Tout en les écoutant, j’entendais mes tempes battre. Je n’avais préparé que des reproches, et, à mesure qu’il m’enlevait toute raison de m’indigner, je me sentais plus désemparé, de sorte, qu’à la fin de son discours je ne trouvais plus rien à lui dire.

– Allons nous coucher, fis-je enfin, après un assez long silence. Je m’étais levé et lui posai la main sur l’épaule. Demain je te dirai ce que je pense de tout cela.

– Dites-moi du moins que vous n’êtes plus irrité contre moi.

– J’ai besoin de la nuit pour réfléchir.

Quand je retrouvai Jacques le lendemain, il me sembla vraiment que je le regardais pour la première fois.