Il m’apparut tout à coup que mon fils n’était plus un enfant, mais un jeune homme ; tant que je le considérais comme un enfant, cet amour que j’avais surpris pouvait me sembler monstrueux. J’avais passé la nuit à me persuader qu’il était tout naturel et normal au contraire. D’où venait que mon insatisfaction n’en était que plus vive ? C’est ce qui ne devait s’éclairer pour moi qu’un peu plus tard. En attendant je devais parler à Jacques et lui signifier ma décision. Or un instinct aussi sûr que celui de la conscience m’avertissait qu’il fallait empêcher ce mariage à tout prix.
J’avais entraîné Jacques dans le fond du jardin ; c’est là que je lui demandai d’abord :
– T’es-tu déclaré à Gertrude ?
– Non, me dit-il. Peut-être sent-elle déjà mon amour ; mais je ne le lui ai point avoué.
– Eh bien ! tu vas me faire la promesse de ne pas lui en parler encore.
– Mon père, je me suis promis de vous obéir ; mais ne puis-je connaître vos raisons ?
J’hésitais à lui en donner, ne sachant trop si celles qui me venaient d’abord à l’esprit étaient celles mêmes qu’il importait le plus de mettre en avant. À dire vrai la conscience bien plutôt que la raison dictait ici ma conduite.
– Gertrude est trop jeune, dis-je enfin. Songe qu’elle n’a pas encore communié. Tu sais que ce n’est pas une enfant comme les autres, hélas ! et que son développement a été beaucoup retardé. Elle ne serait sans doute que trop sensible, confiante comme elle est, aux premières paroles d’amour qu’elle entendrait ; c’est précisément pourquoi il importe de ne pas les lui dire. S’emparer de ce qui ne peut se défendre, c’est une lâcheté ; je sais que tu n’es pas un lâche. Tes sentiments, dis-tu, n’ont rien de répréhensible ; moi je les dis coupables parce qu’ils sont prématurés. La prudence que Gertrude n’a pas encore, c’est à nous de l’avoir pour elle. C’est une affaire de conscience.
Jacques a ceci d’excellent, qu’il suffit, pour le retenir, de ces simples mots : « Je fais appel à ta conscience » dont j’ai souvent usé lorsqu’il était enfant. Cependant je le regardais et pensais que, si elle pouvait y voir, Gertrude ne laisserait pas d’admirer ce grand corps svelte, à la fois si droit et si souple, ce beau front sans rides, ce regard franc, ce visage enfantin encore, mais que semblait ombrer une soudaine gravité. Il était nu-tête et ses cheveux cendrés, qu’il portait alors assez longs, bouclaient légèrement à ses tempes et cachaient ses oreilles à demi.
– Il y a ceci que je veux te demander encore, repris-je en me levant du banc où nous étions assis : tu avais l’intention, disais-tu, de partir après-demain ; je te prie de ne pas différer ce départ. Tu devais rester absent tout un mois ; je te prie de ne pas raccourcir d’un jour ce voyage. C’est entendu ?
– Bien, mon père, je vous obéirai.
Il me parut qu’il devenait extrêmement pâle, au point que ses lèvres mêmes étaient décolorées. Mais je me persuadai que, pour une soumission si prompte, son amour ne devait pas être bien fort ; et j’en éprouvai un soulagement indicible. Au surplus, j’étais sensible à sa docilité.
– Je retrouve l’enfant que j’aimais, lui dis-je doucement, et, le tirant à moi, je posai mes lèvres sur son front. Il y eut de sa part un léger recul ; mais je ne voulus pas m’en affecter.
10 mars.
Notre maison est si petite que nous sommes obligés de vivre un peu les uns sur les autres, ce qui est assez gênant parfois pour mon travail, bien que j’aie réservé au premier une petite pièce où je puisse me retirer et recevoir mes visites ; gênant surtout lorsque je veux parler à l’un des miens en particulier, sans pourtant donner à l’entretien une allure trop solennelle comme il adviendrait dans cette sorte de parloir que les enfants appellent en plaisantant : le Lieu saint, où il leur est défendu d’entrer ; mais ce même matin Jacques était parti pour Neuchâtel, où il devait acheter ses chaussures d’excursionniste, et, comme il faisait très beau, les enfants, après déjeuner, sortirent avec Gertrude, que tout à la fois ils conduisent et qui les conduit. (J’ai plaisir à remarquer ici que Charlotte est particulièrement attentionnée avec elle.) Je me trouvai donc tout naturellement seul avec Amélie à l’heure du thé, que nous prenons toujours dans la salle commune. C’était ce que je désirais, car il me tardait de lui parler. Il m’arrive si rarement d’être en tête à tête avec elle que je me sentais comme timide, et l’importance de ce que j’avais à lui dire me troublait, comme s’il se fût agi, non des aveux de Jacques, mais des miens propres. J’éprouvais aussi, devant que de parler, à quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s’aiment, peuvent rester (ou devenir) l’un pour l’autre énigmatiques et emmurés ; les paroles, dans ce cas, soit celles que nous adressons à l’autre, soit celles que l’autre nous adresse, sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous avertir de la résistance de cette cloison séparatrice et qui, si l’on n’y veille, risque d’aller s’épaississant…
– Jacques m’a parlé hier soir et ce matin, commençai-je, tandis qu’elle versait le thé ; et ma voix était aussi tremblante que celle de Jacques hier était assurée. Il m’a parlé de son amour pour Gertrude.
– Il a bien fait de t’en parler, dit-elle sans me regarder et en continuant son travail de ménagère, comme si je lui annonçais une chose toute naturelle, ou plutôt comme si je ne lui apprenais rien.
– Il m’a dit son désir de l’épouser ; sa résolution…
– C’était à prévoir, murmura-t-elle en haussant légèrement les épaules.
– Alors tu t’en doutais ? fis-je un peu nerveusement.
– On voyait venir cela depuis longtemps. Mais c’est un genre de choses que les hommes ne savent pas remarquer.
Comme il n’eût servi à rien de protester, et que du reste il y avait peut-être un peu de vrai dans sa repartie, j’objectai simplement :
– Dans ce cas, tu aurais bien pu m’avertir.
Elle eut ce sourire un peu crispé du coin de la lèvre, par quoi elle accompagne parfois et protège ses réticences, et en hochant la tête obliquement :
– S’il fallait que je t’avertisse de tout ce que tu ne sais pas remarquer !
Que signifiait cette insinuation ? C’est ce que je ne savais ni ne voulais chercher à savoir, et passant outre :
– Enfin, je voulais entendre ce que toi tu penses de cela.
Elle soupira, puis :
– Tu sais, mon ami, que je n’ai jamais approuvé la présence de cette enfant parmi nous.
J’avais du mal à ne pas m’irriter en la voyant revenir ainsi sur le passé.
– Il ne s’agit pas de la présence de Gertrude, repris-je ; mais Amélie continuait déjà :
– J’ai toujours pensé qu’il n’en pourrait rien résulter que de fâcheux.
Par grand désir de conciliation, je saisis au bond la phrase :
– Alors tu considères comme fâcheux un tel mariage. Eh bien ! c’est ce que je voulais t’entendre dire ; heureux que nous soyons du même avis. J’ajoutai que du reste Jacques s’était docilement soumis aux raisons que je lui avais données, de sorte qu’elle n’avait plus à s’inquiéter : qu’il était convenu qu’il partirait demain pour ce voyage qui devrait durer tout un mois.
– Comme je ne me soucie pas plus que toi qu’il retrouve Gertrude ici à son retour, dis-je enfin, j’ai pensé que le mieux serait de la confier à Mlle de La M… chez qui je pourrai continuer de la voir ; car je ne me dissimule pas que j’ai contracté de véritables obligations envers elle. J’ai tantôt été pressentir la nouvelle hôtesse, qui ne demande qu’à nous obliger.
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