Elle était la petite-fille de la baronne Pierlot, amie et voisine de Gertrude Stein (celle-ci louait en effet une maison de campagne à Bilignin, dans l’Ain, près du château de Béon où vivait la famille d’Aiguy-Pierlot), et la fille de May Tagnard d’Aiguy qui traduisit, pendant la guerre, certaines de ses œuvres4. Mais le nom de Rose attirait Stein depuis bien plus longtemps, et ce texte tardif n’est que l’aboutissement d’une adresse récurrente à ce mot qui est nom commun et nom propre. Il y a le (trop) fameux « Rose est une rose est une rose », apparaissant pour la première fois dans un poème de 1913, « Sacred Emily », et puis toutes ses reprises, jusqu’à son inscription brodée et circulaire sur le linge de maison. Cette signature, la petite Rose de La terre est ronde la répète, gravant l’aphorisme en rond sur un arbre. Ce faisant, elle prend aussi en charge une tension construite progressivement dans l’œuvre de Stein autour du nom. D’abord indifférent, dans des romans et poèmes à clé des premières années du siècle, où l’essence du sujet survit au pseudonyme qui le masque, le nom devient capital pour Stein, inchangeable, allant jusqu’à déterminer, dans Quatre en Amérique (1934, non traduit), « le caractère et la carrière » de celui qui le porte, et aboutir, dans Les guerres que j’ai vues (1946), à cet écho assumé : « Shakespeare a bien dit qu’une rose aura toujours le même parfum, quel que soit le nom qu’on lui donne, mais est-ce vrai ? Je ne le crois pas5. » Moins qu’un rejet de l’anticratylisme de Juliette, c’est une mise en doute ; et c’est ce doute qui est le moteur du récit de La Terre est ronde, parce qu’il vient, précisément, de l’enfance.
Pourquoi, en effet, fallait-il une petite Rose (ou : que Rose fût petite) pour rejouer ce drame du nom ? C’est peut-être que Rose, livrée à l’essentiel désarroi enfantin envers sa propre identité, était la mieux à même pour relancer les questions de Stein sur le nom et d’en faire la matière d’un conte, c’est-à-dire d’un récit qui explore, sans tout à fait y répondre, les angoisses inconscientes de l’enfance, et leurs échos dans l’âge adulte.
Or Rose va découvrir que son nom est, littéralement, chargé de sens. L’enfant est constamment associée à la lettre « o » ; comme chez Shakespeare d’ailleurs, le « o » a une charge érotique, représentant le sexe féminin (la rose de Juliette qui a tous les attributs de Rosaline, fille commune, nom commun de la fille ; mais est, en sus, Juliette). « Tout d’un coup Rose sut que dans Rose il y avait un o et un o c’est rond, oh cher pas un son » : c’est Rose qui découvre son corps, en même temps d’ailleurs qu’elle rencontre son cousin Willie (et tous ses « i » dressés). La fin du texte révélera d’ailleurs qu’ils ne sont pas vraiment cousins, « juste comment personne ne le sait exactement, et donc ils se marièrent et eurent des enfants et chantèrent avec eux et parfois chanter faisait pleurer Rose parfois cela rendait Willie de plus en plus excité ». Rose n’aurait pas pu s’appeler autrement, parce que la lettre du nom est inscrite dans son corps. L’onomastique porte donc l’érotisme du texte, récit classique de la découverte de la sexualité, dans lequel un lion rencontré sur le chemin est venu remplacer le loup des contes traditionnels. Dans ce jeu du nom, il fallait une enfant et qu’elle s’appelât Rose.
La maison William R. Scott commanda pour le livre des illustrations à Clement Hurd, qui proposa une série d’images en rose et bleu, à la fois très douces et sachant, pourtant, rendre compte des angoisses qui imprègnent le texte et tourmentent sa petite héroïne. Stein eut l’occasion de correspondre avec Hurd et se déclara enchantée des dessins. Mais elle aurait préféré, malgré tout, un certain Francis Rose, dont elle parvint à imposer les dessins à l’éditeur britannique du livre, B. T. Batsford. Elle avait en effet, à l’automne de sa vie, jeté son dévolu sur ce peintre aujourd’hui oublié, en qui elle croyait déceler le nouveau Picasso. Il est généralement considéré comme l’ultime erreur de jugement de celle qui fut, pourtant, l’une des plus grandes collectionneuses d’art du début du XXe siècle. Mais il faut entendre, au-delà du jugement esthétique que l’on peut porter sur son travail, le nom de Francis Rose (d’ailleurs tout à fait authentique). Celui-ci ne saurait être étranger au goût de Stein pour l’artiste, à son désir de le soutenir et qu’il peigne sa petite Rose : car c’est à cette condition peut-être, celle de l’homonymie, de la gémellité, du dédoublement (précisément ce que Rose craint ou désire : « aurait-elle été Rose si elle avait été une jumelle »), que Rose est une rose est une rose.
De quoi, alors, Gertrude Stein est-elle le nom ? De cette caricature de poète expérimentale à moitié admirée, à moitié méprisée, dont il faut se demander sans cesse si c’est une pose ? (Non, c’est une rose.) On croit trop souvent que la lecture de Stein est réservée aux universitaires qui en font leur spécialité. Mais la force de son langage est qu’il possède une simplicité paradoxale, une évidence, une puissance immédiate, que l’analyse a posteriori remet en cause et prend le risque de faire oublier. Ainsi, cette transformation tardive de Stein en écrivaine pour la jeunesse, si fortuite qu’elle ait été, est d’une pertinence extrême et urgente. Sans doute un enfant sait-il, sent-il mieux que l’universitaire ce que Stein veut dire et faire. Elle écrira encore deux livres pour ce public, qui cette fois ne seront pas des commandes : le Livre de lecture (1946, traduit par May Tagnard d’Aiguy, mère de Rose), et À faire : un livre d’alphabets et d’anniversaires (publié à titre posthume, non traduit). Ces textes, comme d’autres des années 1930 et 1940, sont syncrétiques : ils reprennent des thèmes, mais aussi des phrases, des paragraphes, déjà explorés ou utilisés ailleurs ; ils les ré-agencent, les répètent et par là, selon la formule steinienne bien connue, « insistent ». Ce que l’on pourrait interpréter comme un signe de fatigue, d’essoufflement, il faut plutôt le voir comme un effort de circonscription d’aphorismes essentiels, qui sont appelés à devenir la signature (le nom) de Stein – tels l’originel, original « Rose is a rose is a rose ». Blanchot enfin :
Je me souviens d’un vers de Gertrude Stein : A rose is a rose is a rose. Pourquoi nous trouble-t-il ? C’est qu’il est le lieu d’une contradiction perverse. D’un côté, il dit de la rose qu’on ne peut rien dire qu’elle-même et qu’ainsi elle se déclare plus belle que si on la nommait plus belle ; mais, d’autre part, par l’emphase de la réitération, il lui retire jusqu’à la dignité du nom unique qui prétendait la maintenir dans sa beauté de rose essentielle. La pensée, pensée de rose, résiste bien ici à tout développement, elle est même pure résistance ; a rose is a rose : cela signifie qu’on peut la penser, mais qu’on ne peut rien se représenter à son sujet et pas même la définir (au point que, comme on l’a suggéré, la tautologie pourrait n’être que le refus entêté de définir).
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