Mais a rose is a rose is a rose… vient à son tour démystifier le caractère emphatique de la nomination et de l’évocation d’être ; le « est » de la rose et le nom qui la glorifie comme rose à jamais sont, l’un et l’autre, déracinés et tombent dans la multitude du bavardage, bavardage qui à son tour surgit comme la manifestation de toute parole profonde, parlant sans commencement ni fin6.
Bavardage, parole de l’enfance et pour l’enfance : le conte, et son récit sur le langage. Blanchot cite l’aphorisme-signature dans une forme où l’on commence par l’article indéfini ; où la rose répétée trois fois est seulement nom commun. Cette forme n’est pas fausse et on la trouve effectivement chez Stein ; mais la formulation originaire est bien celle-ci, plus ambiguë : « Rose is a rose is a rose », où la fille et la fleur se mêlent jusqu’à l’indistinction. C’est à cela, aussi, que touche l’aventure de La Terre est ronde : à la découverte du nom « propre », si répandu, si polyvalent qu’il fût ; à ce paradoxe éternel que la langue est partagée, que la voix est unique – de même qu’il y a l’anglais, et puis l’anglais de Stein.
Chloé THOMAS
Paris, février 2018
1. Remarquons que, la même année, paraît chez Tierce une autre traduction, sous le titre Le monde est rond. Elle est due à Françoise Collin et Pierre Taminiaux, et sera reprise au Seuil, dans la collection « Points », en 1991.
2. William Shakespeare, Roméo et Juliette, acte II, scène 2, traduit par Yves Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1968, p. 57.
3. Pour une analyse détaillée de ces vers de Shakespeare et des différents sens de la « rose », on renvoie à David Lucking, The Shakespearean Name, Berne, Peter Lang, 2007. Voir aussi au texte de Jacques Derrida, « L’aphorisme à contretemps », écrit à l’occasion d’une mise en scène de Roméo et Juliette par Daniel Mesguich et publié dans William Shakespeare, Roméo et Juliette, Paris, Papiers, 1986 ; repris dans Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987.
4. On doit à May Tagnard d’Aiguy, notamment, la traduction française de Paris France (Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2018).
5. Gertrude Stein, Les guerres que j’ai vues, traduit par R. W. Seillière, Paris, C. Bourgois, 2011, p. 154.
6. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 503-504.
La Terre est ronde
1
Rose est une rose
Autrefois la terre était ronde et on pouvait tourner autour et autour.
Partout il y avait quelque part et partout là il y avait hommes femmes enfants chiens vaches sangliers petits lapins chats lézards et animaux. C’est comme ça que c’était. Et tout le monde chiens chats moutons lapins et lézards et enfants tous voulaient tout dire à tout le monde et ils voulaient tout dire d’eux-mêmes.
Et puis il y avait Rose.
Rose était son nom et aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose. Elle y songeait souvent et puis elle y songeait encore.
Aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose et aurait-elle été Rose si elle avait été une jumelle.
Rose était son nom de toute façon et le nom de son père était Bob et le nom de sa mère était Kate et le nom de son oncle était William et le nom de sa tante était Gloria et le nom de sa grand-mère était Lucie. Ils avaient tous des noms et son nom à elle était Rose, mais aurait-elle été, elle en pleurait souvent aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose.
Je vous le dis en ce temps-là la terre était toute ronde et on pouvait tourner autour et autour.
2
Willie est Willie
Rose avait un cousin nommé Willie et un jour il faillit se noyer. Deux fois il faillit se noyer.
C’était très excitant.
Chaque fois c’était très excitant.
La terre était ronde et il y avait un lac dessus et le lac était rond. Willie vint nager dans le lac, il y en avait trois c’étaient tous des garçons en train de nager et ils étaient nombreux c’étaient tous des hommes en train de pêcher.
Les lacs quand ils sont ronds ont des fonds et il y a des nénuphars de beaux nénuphars des nénuphars blancs et des jaunes et vite très vite un petit garçon et puis un autre petit garçon furent pris en plein dedans, les nénuphars sont beaux à voir mais ils ne sont pas beaux à toucher, pas du tout. Willie était l’un et l’autre petit garçon était l’autre et le troisième garçon était un plus grand et il leur cria de venir et ils, Willie et l’autre garçon, ils ne pouvaient pas venir, les nénuphars s’en souciaient peu mais de toute façon ils ne les laissaient juste pas passer.
Alors le plus grand garçon cria aux hommes venez et attrapez-les ils ne peuvent pas se sortir des nénuphars et ils vont se noyer venez et sortez-les. Mais les hommes ils venaient juste de finir de manger et on mange énormément quand on pêche on le fait toujours et on ne peut aller dans l’eau tout de suite après manger, tout ça les hommes le savaient alors que pouvaient-ils faire.
Bien le plus grand garçon il avait ce genre-là il dit qu’il n’abandonnerait pas Willie et l’autre derrière, donc il plongea dans les nénuphars et d’abord il retira un petit garçon et puis il retira Willie et ainsi il les ramena tous deux au bord.
Et donc Willie ne s’était pas noyé bien que le lac et la terre fussent ronds tous deux.
C’était une des fois où Willie ne s’était pas noyé.
Une autre fois où il ne s’était pas noyé c’était quand il était avec son père et sa mère et sa cousine Rose ils étaient tous ensemble.
Ils étaient en train de gravir une colline et la pluie tombait avec violence, vous savez comment c’est quand elle est dure et si rapide ce n’est pas de la pluie c’est un mur c’est tout.
Ainsi la voiture monta en haut de la colline et la pluie dévalait la colline et puis et puis et bien et puis il y avait du foin, vous savez ce qu’est le foin, le foin est de l’herbe qui est coupée et quand elle est coupée c’est du foin. Bien peu importe de toute façon.
Le foin descendit le chemin le foin n’avait pas à descendre le chemin pour le moins. Le foin devrait rester dans son coin au moins jusqu’à ce qu’on l’enlève excepté ce foin, la pluie il y en avait tant le foin descendit loin tout le chemin et ça fit un barrage ainsi l’eau ne pouvait s’échapper au loin et l’eau pénétra dans la voiture et quelqu’un ouvrit la portière et l’eau pénétrait tant et plus et Willie et Rose étaient là et il y avait assez d’eau là pour noyer Willie certainement pour noyer Willie et peut-être pour noyer Rose.
Bon de toute façon juste alors le foin s’en alla loin, ainsi fit le foin et l’eau s’en alla loin et la voiture resta bien là et ni Rose ni Willie ne furent noyés ce jour-là.
Beaucoup plus tard ils eurent beaucoup de choses à se raconter mais ils savaient bien sûr ils savaient que c’était vrai la terre était ronde et ils ne s’étaient pas noyés.
Maintenant Willie aimait aussi chanter. Il était un cousin de Rose et donc c’était dans la famille de chanter, mais Willie n’avait pas de chien avec qui chanter donc il devait chanter avec quelque chose et il chantait avec les hiboux, il pouvait chanter seulement le soir mais il chantait le soir avec les hiboux. Il y avait trois sortes de hiboux un hibou de Kew un hibou chouette et un hibou hululeur et chaque soir Willie chantait avec les hiboux et voici les chansons qu’il chantait.
Mon nom est Willie je ne suis pas comme Rose
Je serais Willie quoi qu’il arrive,
Je serais Willie si Henry était mon nom
Je serais Willie toujours Willie de toute façon.
Et alors il s’arrêterait et attendrait les hiboux.
Au travers de la lune soufflait le hibou de Kew.
Qui es-tu qui es-tu.
Rose avait deux chiens un grand blanc appelé Amour, et un petit noir appelé Pépé, le petit noir n’était pas le sien mais elle disait qu’il l’était, il venait d’un voisin et il n’avait jamais aimé Rose et il y avait une raison pour, quand Rose était jeune, elle avait neuf ans maintenant et neuf ans ce n’est pas jeune non Rose n’était pas jeune, bien, de toute manière quand elle était jeune elle un jour eut petit Pépé et elle lui dit de faire quelque chose, Rose aimait dire à tout le monde ce qu’il devait faire, pour le moins elle aimait le faire quand elle était jeune, maintenant elle avait presque dix ans donc maintenant elle ne disait pas à chacun ce qu’il devrait faire mais à cette époque elle le faisait et elle le dit à Pépé, et Pépé ne voulut pas, il ne comprit pas ce qu’elle lui demandait mais même s’il avait compris il n’aurait pas voulu, personne ne veut faire ce que n’importe qui lui dit de faire, donc Pépé ne le fit pas, et Rose l’enferma dans une pièce. Pauvre petit Pépé on lui avait appris à ne jamais faire dans une pièce ce qui devrait être fait dehors mais il était si nerveux d’être laissé tout seul qu’il le fit justement, pauvre petit Pépé. Et alors on le laissa dehors et il y avait beaucoup de monde là mais petit Pépé ne fit pas d’erreur il alla droit entre toutes les jambes jusqu’à ce qu’il trouve celles de Rose et alors il se redressa et il la mordit à la jambe et alors il s’enfuit personne ne pourrait le lui reprocher le pouvaient-ils.
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