Un jour Mathilde Roguin ne vint pas, la leçon suivante ce fut une autre jeune fille ; enfin trois ou quatre demoiselles, qui étaient restées les dernières, ne revinrent plus. Ginevra et mademoiselle Laure, sa petite amie, furent pendant deux ou trois jours les seules habitantes de l’atelier désert. L’Italienne ne s’apercevait point de l’abandon dans lequel elle se trouvait, et ne recherchait même pas la cause de l’absence de ses compagnes. Avant inventé depuis peu les moyens de correspondre mystérieusement avec Louis, elle vivait à l’atelier comme dans une délicieuse retraite, seule au milieu d’un monde, ne pensant qu’à l’officier et aux dangers qui le menaçaient. Cette jeune fille, quoique sincèrement admiratrice des nobles caractères qui ne veulent pas trahir leur foi politique, pressait Louis de se soumettre promptement à l’autorité royale, afin de le garder en France. Louis ne voulait pas sortir de sa cachette. Si les passions ne naissent et ne grandissent que sous l’influence d’événements extraordinaires et romanesques, on peut dire que jamais tant de circonstances ne concoururent à lier deux êtres par un même sentiment. L’amitié de Ginevra pour Louis et de Louis pour elle fit plus de progrès en un mois qu’une amitié du monde n’en fait en dix ans dans un salon. L’adversité n’est-elle pas la pierre de touche des caractères ? Ginevra put donc apprécier facilement Louis, le connaître, et ils ressentirent bientôt une estime réciproque l’un pour l’autre. Plus âgée que Louis, Ginevra trouvait une douceur extrême à être courtisée par un jeune homme déjà si grand, si éprouvé par le sort, et qui joignait à l’expérience d’un homme toutes les grâces de l’adolescence. De son côté, Louis ressentait un indicible plaisir à se laisser protéger en apparence par une jeune fille de vingt-cinq ans. Il y avait dans ce sentiment un certain orgueil inexplicable. Peut-être était-ce une preuve d’amour. L’union de la douceur et de la fierté, de la force et de la faiblesse avait en Ginevra d’irrésistibles attraits, et Louis était entièrement subjugué par elle. Ils s’aimaient si profondément déjà, qu’ils n’avaient eu besoin ni de se le nier, ni de se le dire.

Un jour, vers le soir, Ginevra entendit le signal convenu, Louis frappait avec une épingle sur la boiserie de manière à ne pas produire plus de bruit qu’une araignée qui attache son fil, et demandait ainsi à sortir de sa retraite. L’Italienne jeta un coup d’œil dans l’atelier, ne vit pas la petite Laure, et répondit au signal. Louis ouvrit la porte, aperçut l’écolière, et rentra précipitamment. Étonnée, Ginevra regarde autour d’elle, trouve Laure, et lui dit en allant à son chevalet : — Vous restez bien tard, ma chère. Cette tête me paraît pourtant achevée, il n’y a plus qu’un reflet à indiquer sur le haut de cette tresse de cheveux.

— Vous seriez bien bonne, dit Laure d’une voix émue, si vous vouliez me corriger cette copie, je pourrais conserver quelque chose de vous...

— Je veux bien, répondit Ginevra sûre de pouvoir ainsi la congédier. Je croyais, reprit-elle en donnant de légers coups de pinceau, que vous aviez beaucoup de chemin à faire de chez vous à l’atelier.

— Oh ! Ginevra, je vais m’en aller et pour toujours, s’écria la jeune fille d’un air triste.

L’Italienne ne fut pas autant affectée de ces paroles pleines de mélancolie qu’elle l’aurait été un mois auparavant.

— Vous quittez monsieur Servin, demanda-t-elle.

— Vous ne vous apercevez donc pas, Ginevra, que depuis quelque temps il n’y a plus ici que vous et moi ?

— C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup comme par un souvenir. Ces demoiselles seraient-elles malades, se marieraient-elles, ou leurs pères seraient-ils tous de service au château ?

— Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit Laure.

— Et pourquoi ?

— A cause de vous, Ginevra.

— De moi ! répéta la fille corse en se levant, le front menaçant, l’air fier et les yeux étincelants.

— Oh ! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra, s’écria douloureusement Laure. Mais ma mère aussi veut que je quitte l’atelier. Toutes ces demoiselles ont dit que vous aviez une intrigue, que monsieur Servin se prêtait à ce qu’un jeune homme qui vous aime demeurât dans le cabinet noir ; je n’ai jamais cru ces calomnies et n’en ai rien dit à ma mère. Hier au soir, madame Roguin a rencontré ma mère dans un bal et lui a demandé si elle m’envoyait toujours ici. Sur la réponse affirmative de ma mère, elle lui a répété les mensonges de ces demoiselles. Maman m’a bien grondée, elle a prétendu que je devais savoir tout cela, que j’avais manqué à la confiance qui règne entre une mère et sa fille en ne lui en parlant pas. O ma chère Ginevra ! moi qui vous prenais pour modèle, combien je suis fâchée de ne plus pouvoir rester votre compagne...

— Nous nous retrouverons dans la vie : les jeunes filles se marient... dit Ginevra.

— Quand elles sont riches, répondit Laure.

— Viens me voir, mon père a de la fortune...

— Ginevra, reprit Laure attendrie, madame Roguin et ma mère doivent venir demain chez monsieur Servin pour lui faire des reproches, au moins qu’il en soit prévenu.

La foudre tombée à deux pas de Ginevra l’aurait moins étonnée que cette révélation.

— Qu’est-ce que cela leur faisait ? dit-elle naïvement.

— Tout le monde trouve cela fort mal. Maman dit que c’est contraire aux mœurs...

— Et vous, Laure, qu’en pensez-vous ?

La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées se confondirent ; Laure ne retint plus ses larmes, se jeta au cou de son amie et l’embrassa. En ce moment, Servin arriva.

— Mademoiselle Ginevra, dit-il avec enthousiasme, j’ai fini mon tableau, on le vernit.