Qu’avez-vous donc ? Il paraît que toutes ces demoiselles prennent des vacances, ou sont à la campagne.
Laure sécha ses larmes, salua Servin, et se retira.
— L’atelier est désert depuis plusieurs jours, dit Ginevra, et ces demoiselles ne reviendront plus.
— Bah ?...
— Oh ! ne riez pas, reprit Ginevra, écoutez-moi : je suis la cause involontaire de la perte de votre réputation.
L’artiste se mit à sourire, et dit en interrompant son écolière : — Ma réputation ?... mais, dans quelques jours, mon tableau sera exposé.
— Il ne s’agit pas de votre talent, dit l’Italienne ; mais de votre moralité. Ces demoiselles ont publié que Louis était renfermé ici, que vous vous prêtiez... à... notre amour...
— Il y a du vrai là-dedans, mademoiselle, répondit le professeur. Les mères de ces demoiselles sont des bégueules, reprit-il. Si elles étaient venues me trouver, tout se serait expliqué. Mais que je prenne du souci de tout cela ? la vie est trop courte !
Et le peintre fit craquer ses doigts par-dessus sa tête. Louis, qui avait entendu une partie de cette conversation, accourut aussitôt.
— Vous allez perdre toutes vos écolières, s’écria-t-il, et je vous aurai ruiné.
L’artiste prit la main de Louis et celle de Ginevra, les joignit. — Vous vous marierez, mes enfants ? leur demanda-t-il avec une touchante bonhomie. Ils baissèrent tous deux les yeux, et leur silence fut le premier aveu qu’ils se firent. — Eh bien ! reprit Servin, vous serez heureux, n’est-ce pas ? Y a-t-il quelque chose qui puisse payer le bonheur de deux êtres tels que vous ?
— Je suis riche, dit Ginevra, et vous me permettrez de vous indemniser...
— Indemniser ?... s’écria Servin. Quand on saura que j’ai été victime des calomnies de quelques sottes, et que je cachais un proscrit ; mais tous les libéraux de Paris m’enverront leurs filles ! Je serai peut-être alors votre débiteur...
Louis serrait la main de son protecteur sans pouvoir prononcer une parole, mais enfin il lui dit d’une voix attendrie : — C’est donc à vous que je devrai toute ma félicité.
— Soyez heureux, je vous unis ! dit le peintre avec une onction comique et en imposant les mains sur la tête des deux amants.
Cette plaisanterie d’artiste mit fin à leur attendrissement. Ils se regardèrent tous trois en riant. L’Italienne serra la main de Louis par une violente étreinte et avec une simplicité d’action digne des mœurs de sa patrie.
— Ah çà, mes chers enfants, reprit Servin, vous croyez que tout ça va maintenant à merveille ? Eh bien, vous vous trompez.
Les deux amants l’examinèrent avec étonnement.
— Rassurez-vous, je suis le seul que votre espiéglerie embarrasse ! Madame Servin est un peu collet-monté, et je ne sais en vérité pas comment nous nous arrangerons avec elle.
— Dieu ! j’oubliais ! s’écria Ginevra. Demain, madame Roguin et la mère de Laure doivent venir vous...
— J’entends ! dit le peintre en interrompant.
— Mais vous pouvez vous justifier, reprit la jeune fille en laissant échapper un geste de tête plein d’orgueil. Monsieur Louis, dit-elle en se tournant vers lui et le regardant avec finesse, ne doit plus avoir d’antipathie pour le gouvernement royal ? — Eh bien, reprit-elle après l’avoir vu souriant, demain matin j’enverrai une pétition à l’un des personnages les plus influents du ministère de la guerre, à un homme qui ne peut rien refuser à la fille du baron de Piombo. Nous obtiendrons un pardon tacite pour le commandant Louis, car ils ne voudront pas vous reconnaître le grade de colonel. Et vous pourrez, ajouta-t-elle en s’adressant à Servin, confondre les mères de mes charitables compagnes en leur disant la vérité.
— Vous êtes un ange ! s’écria Servin.
Pendant que cette scène se passait à l’atelier, le père et la mère de Ginevra s’impatientaient de ne pas la voir revenir.
— Il est six heures, et Ginevra n’est pas encore de retour, s’écria Bartholoméo.
— Elle n’est jamais rentrée si tard, répondit la femme de Piombo.
Les deux vieillards se regardèrent avec toutes les marques d’une anxiété peu ordinaire. Trop agité pour rester en place, Bartholoméo se leva et fit deux fois le tour de son salon assez lestement pour un homme de soixante-dix-sept ans. Grâce à sa constitution robuste, il avait subi peu de changements depuis le jour de son arrivée à Paris, et malgré sa haute taille, il se tenait encore droit. Ses cheveux devenus blancs et rares laissaient à découvert un crâne large et protubérant qui donnait une haute idée de son caractère et de sa fermeté. Sa figure marquée de rides profondes avait pris un très grand développement et gardait ce teint pâle qui inspire la vénération. La fougue des passions régnait encore dans le feu surnaturel de ses yeux dont les sourcils n’avaient pas entièrement blanchi, et qui conservaient leur terrible mobilité. L’aspect de cette tête était sévère, mais on voyait que Bartholoméo avait le droit d’être ainsi. Sa bonté, sa douceur n’étaient guère connues que de sa femme et de sa fille. Dans ses fonctions ou devant un étranger, il ne déposait jamais la majesté que le temps imprimait à sa personne, et l’habitude de froncer ses gros sourcils, de contracter les rides de son visage, de donner à son regard une fixité napoléonienne, rendait son abord glacial. Pendant le cours de sa vie politique, il avait été si généralement craint, qu’il passait pour peu sociable ; mais il n’est pas difficile d’expliquer les causes de cette réputation. La vie, les mœurs et la fidélité de Piombo faisaient la censure de la plupart des courtisans.
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