Malgré les missions délicates confiées à sa discrétion, et qui pour tout autre eussent été lucratives, il ne possédait pas plus d’une trentaine de mille livres de rente en inscriptions sur le grand-livre. Si l’on vient à songer au bon marché des rentes sous l’empire, à la libéralité de Napoléon envers ceux de ses fidèles serviteurs qui savaient parler, il est facile de voir que le baron de Piombo était un homme d’une probité sévère, il ne devait son plumage de baron qu’à la nécessité dans laquelle Napoléon s’était trouvé de lui donner un titre en l’envoyant dans une cour étrangère. Bartholoméo avait toujours professé une haine implacable pour les traîtres dont s’entoura Napoléon en croyant les conquérir à force de victoires. Ce fut lui qui, dit-on, fit trois pas vers la porte du cabinet de l’empereur, après lui avoir donné le conseil de se débarrasser de trois hommes en France, la veille du jour où il partit pour sa célèbre et admirable campagne de 1814. Depuis le second retour des Bourbons, Bartholoméo ne portait plus la décoration de la Légion d’Honneur. Jamais homme n’offrit une plus belle image de ces vieux républicains, amis incorruptibles de l’Empire, qui restaient comme les vivants débris des deux gouvernements les plus énergiques que le monde ait connus. Si le baron de Piombo déplaisait à quelques courtisans, il avait les Daru, les Drouot, les Carnot pour amis. Aussi, quant au reste des hommes politiques, depuis Waterloo, s’en souciait-il autant que des bouffées de fumée qu’il tirait de son cigare.
Bartholoméo di Piombo avait acquis, moyennant la somme assez modique que Madame, mère de l’empereur, lui avait donnée de ses propriétés en Corse, l’ancien hôtel de Portenduère, dans lequel il ne fit aucun changement. Presque toujours logé aux frais du gouvernement, il n’habitait cette maison que depuis la catastrophe de Fontainebleau. Suivant l’habitude des gens simples et de haute vertu, le baron et sa femme ne donnaient rien au faste extérieur : leurs meubles provenaient de l’ancien ameublement de l’hôtel. Les grands appartements hauts d’étage, sombres et nus de cette demeure, les larges glaces encadrées dans de vieilles bordures dorées presque noires, et ce mobilier du temps de Louis XIV, étaient en rapport avec Bartholoméo et sa femme, personnages dignes de l’antiquité. Sous l’Empire et pendant les Cent-Jours, en exerçant des fonctions largement rétribuées, le vieux Corse avait eu un grand train de maison, plutôt dans le but de faire honneur à sa place que dans le dessein de briller. Sa vie et celle de sa femme étaient si frugales, si tranquilles, que leur modeste fortune suffisait à leurs besoins. Pour eux, leur fille Ginevra valait toutes les richesses du monde. Aussi, quand, en mai 1814, le baron de Piombo quitta sa place, congédia ses gens et ferma la porte de son écurie, Ginevra, simple et sans faste comme ses parents, n’eut-elle aucun regret : à l’exemple des grandes âmes, elle mettait son luxe dans la force des sentiments, comme elle plaçait sa félicité dans la solitude et le travail. Puis, ces trois êtres s’aimaient trop pour que les dehors de l’existence eussent quelque prix à leurs yeux. Souvent, et surtout depuis la seconde et effroyable chute de Napoléon, Bartholoméo et sa femme passaient des soirées délicieuses à entendre Ginevra toucher du piano ou chanter. Il y avait pour eux un immense secret de plaisir dans la présence, dans la moindre parole de leur fille, ils la suivaient des yeux avec une tendre inquiétude, ils entendaient son pas dans la cour, quelque léger qu’il pût être. Semblables à des amants, ils savaient rester des heures entières silencieux tous trois, entendant mieux ainsi que par des paroles l’éloquence de leurs âmes. Ce sentiment profond, la vie même des deux vieillards, animait toutes leurs pensées. Ce n’était pas trois existences, mais une seule, qui, semblable à la flamme d’un foyer, se divisait en trois langues de feu. Si quelquefois le souvenir des bienfaits et du malheur de Napoléon, si la politique du moment triomphaient de la constante sollicitude des deux vieillards, ils pouvaient en parler sans rompre la communauté de leurs pensées : Ginevra ne partageait-elle pas leurs passions politiques ? Quoi de plus naturel que l’ardeur avec laquelle ils se réfugiaient dans le cœur de leur unique enfant ? Jusqu’alors, les occupations d’une vie publique avaient absorbé l’énergie du baron de Piombo ; mais en quittant ses emplois, le Corse eut besoin de rejeter son énergie dans le dernier sentiment qui lui restât ; puis, à part les liens qui unissent un père et une mère à leur fille, il y avait peut-être, à l’insu de ces trois âmes despotiques, une puissante raison au fanatisme de leur passion réciproque : ils s’aimaient sans partage, le cœur tout entier de Ginevra appartenait à son père, comme à elle celui de Piombo ; enfin, s’il est vrai que nous nous attachions les uns aux autres plus par nos défauts que par nos qualités, Ginevra répondait merveilleusement bien à toutes les passions de son père. De là procédait la seule imperfection de cette triple vie. Ginevra était entière dans ses volontés, vindicative, emportée comme Bartholoméo l’avait été pendant sa jeunesse. Le Corse se complut à développer ces sentiments sauvages dans le cœur de sa fille, absolument comme un lion apprend à ses lionceaux à fondre sur leur proie. Mais cet apprentissage de vengeance ne pouvant en quelque sorte se faire qu’au logis paternel, Ginevra ne pardonnait rien à son père, et il fallait qu’il lui cédât. Piombo ne voyait que des enfantillages dans ces querelles factices ; mais l’enfant y contracta l’habitude de dominer ses parents. Au milieu de ces tempêtes que Bartholoméo aimait à exciter, un mot de tendresse, un regard suffisaient pour apaiser leurs âmes courroucées, et ils n’étaient jamais si près d’un baiser que quand ils se menaçaient. Cependant, depuis cinq années environ, Ginevra, devenue plus sage que son père, évitait constamment ces sortes de scènes. Sa fidélité, son dévouement, l’amour qui triomphait dans toutes ses pensées et son admirable bon sens avaient fait justice de ses colères ; mais il n’en était pas moins résulté un bien grand mal : Ginevra vivait avec son père et sa mère sur le pied d’une égalité toujours funeste.
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