Vous serez une seconde Ginevra.

Le maître alla de chevalet en chevalet, grondant, flattant, plaisantant, et faisant, comme toujours, craindre plutôt ses plaisanteries que ses réprimandes. L’Italienne n’avait pas obéi aux observations du professeur et restait à son poste avec la ferme intention de ne pas s’en écarter. Elle prit une feuille de papier et se mit à croquer à la sépia la tête du pauvre reclus. Une œuvre conçue avec passion porte toujours un cachet particulier. La faculté d’imprimer aux traductions de la nature ou de la pensée des couleurs vraies constitue le génie, et souvent la passion en tient lieu. Aussi, dans la circonstance où se trouvait Ginevra, l’intuition qu’elle devait à sa mémoire vivement frappée, ou la nécessité peut-être, cette mère des grandes choses, lui prêta-t-elle un talent surnaturel. La tête de l’officier fut jetée sur le papier au milieu d’un tressaillement intérieur qu’elle attribuait à la crainte, et dans lequel un physiologiste aurait reconnu la fièvre de l’inspiration. Elle glissait de temps en temps un regard furtif sur ses compagnes, afin de pouvoir cacher le lavis en cas d’indiscrétion de leur part. Malgré son active surveillance, il y eut un moment où elle n’aperçut pas le lorgnon que son impitoyable ennemie braquait sur le mystérieux dessin en s’abritant derrière un grand portefeuille. Mademoiselle Thirion, qui reconnut la figure du proscrit, leva brusquement la tête, et Ginevra serra la feuille de papier.

— Pourquoi êtes-vous dont restée là malgré mon avis, mademoiselle ? demanda gravement le professeur à Ginevra.

L’écolière tourna vivement son chevalet de manière que personne ne pût voir son lavis, et dit d’une voix émue en le montrant à son maître : — Ne trouvez-vous pas comme moi que ce jour est plus favorable ? ne dois-je pas rester là ?

Servin pâlit. Comme rien n’échappe aux yeux perçants de la haine, mademoiselle Thirion se mit, pour ainsi dire, en tiers dans les émotions qui agitèrent le maître et l’écolière.

— Vous avez raison, dit Servin. Mais vous en saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. Il y eut une pause pendant laquelle le professeur contempla la tête de l’officier. — Ceci est un chef-d’œuvre digne de Salvator Rosa, s’écria-t-il avec une énergie d’artiste.

A cette exclamation, toutes les jeunes personnes se levèrent, et mademoiselle Thirion accourut avec la vélocité du tigre qui se jette sur sa proie. En ce moment le proscrit éveillé par le bruit se remua. Ginevra fit tomber son tabouret, prononça des phrases assez incohérentes et se mit à rire ; mais elle avait plié le portrait et l’avait jeté dans son portefeuille avant que sa redoutable ennemie eût pu l’apercevoir. Le chevalet fut entouré, Servin détailla à haute voix les beautés de la copie que faisait en ce moment son élève favorite, et tout le monde fut dupe de ce stratagème, moins Amélie qui, se plaçant en arrière de ses compagnes, essaya d’ouvrir le portefeuille où elle avait vu mettre le lavis. Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans mot dire. Les deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence.

— Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. Si vous voulez en savoir autant que mademoiselle de Piombo, il ne faut pas toujours parler modes ou bals et baguenauder comme vous faites.

Quand toutes les jeunes personnes eurent regagné leurs chevalets, Servin s’assit auprès de Ginevra.

— Ne valait-il pas mieux que ce mystère fût découvert par moi que par une autre ? dit l’Italienne en parlant à voix basse.

— Oui, répondit le peintre. Vous êtes patriote ; mais, ne le fussiez-vous pas, ce serait encore vous à qui je l’aurais confié.

Le maître et l’écolière se comprirent, et Ginevra ne craignit plus de demander : — Qui est-ce ?

— L’ami intime de Labédoyère, celui qui, après l’infortuné colonel, a contribué le plus à la réunion du septième avec les grenadiers de l’île d’Elbe. Il était chef d’escadron dans la Garde, et revient de Waterloo.

— Comment n’avez-vous pas brûlé son uniforme, son shako, et ne lui avez-vous pas donné des habits bourgeois ? dit vivement Ginevra.

— On doit m’en apporter ce soir.

— Vous auriez dû fermer notre atelier pendant quelques jours.

— Il va partir.

— Il veut donc mourir ? dit la jeune fille. Laissez-le chez vous pendant le premier moment de la tourmente. Paris est encore le seul endroit de la France où l’on puisse cacher sûrement un homme. Il est votre ami ? demanda-t-elle.

— Non, il n’a pas d’autres titres à ma recommandation que son malheur. Voici comment il m’est tombé sur les bras : mon beau-père, qui avait repris du service pendant cette campagne, a rencontré ce pauvre jeune homme, et l’a très-subtilement sauvé des griffes de ceux qui ont arrêté Labédoyère. Il voulait le défendre, l’insensé !

— C’est vous qui le nommez ainsi ! s’écria Ginevra en lançant un regard de surprise au peintre qui garda le silence un moment.

— Mon beau-père est trop espionné pour pouvoir garder quelqu’un chez lui, reprit-il. Il me l’a donc nuitamment amené la semaine dernière. J’avais espéré le dérober à tous les yeux en le mettant dans ce coin, le seul endroit de la maison où il puisse être en sûreté.

— Si je puis vous être utile, employez-moi, dit Ginevra, je connais le maréchal Feltre.

— Eh bien ! nous verrons, répondit le peintre.

Cette conversation dura trop long-temps pour ne pas être remarquée de toutes les jeunes filles. Servin quitta Ginevra, revint encore à chaque chevalet, et donna de si longues leçons qu’il était encore sur l’escalier quand sonna l’heure à laquelle ses écolières avaient l’habitude de partir.

— Vous oubliez votre sac, mademoiselle Thirion, s’écria le professeur en courant après la jeune fille qui descendait jusqu’au métier d’espion pour satisfaire sa haine.

La curieuse élève vint chercher son sac en manifestant un peu de surprise de son étourderie, mais le soin de Servin fut pour elle une nouvelle preuve de l’existence d’un mystère dont la gravité n’était pas douteuse ; elle avait déjà inventé tout ce qui devait être, et pouvait dire comme l’abbé Vertot : Mon siége est fait.