Elle descendit bruyamment l’escalier et tira violemment la porte qui donnait dans l’appartement de Servin, afin de faire croire qu’elle sortait ; mais elle remonta doucement, et se tint derrière la porte de l’atelier. Quand le peintre et Ginevra se crurent seuls, il frappa d’une certaine manière à la porte de la mansarde qui tourna aussitôt sur ses gonds rouillés et criards. L’Italienne vit paraître un jeune homme grand et bien fait dont l’uniforme impérial lui fit battre le cœur. L’officier avait un bras en écharpe, et la pâleur de son teint accusait de vives souffrances. En apercevant une inconnue, il tressaillit. Amélie, qui ne pouvait rien voir, trembla de rester plus long-temps ; mais il lui suffisait d’avoir entendu le grincement de la porte, elle s’en alla sans bruit.
— Ne craignez rien, dit le peintre à l’officier, mademoiselle est la fille du plus fidèle ami de l’Empereur, le baron de Piombo.
Le jeune militaire ne conserva plus de doute sur le patriotisme de Ginevra, après l’avoir vue.
— Vous êtes blessé ? dit-elle.
— Oh ! ce n’est rien, mademoiselle, la plaie se referme.
En ce moment, les voix criardes et perçantes des colporteurs arrivèrent jusqu’à l’atelier : « Voici le jugement qui condamne à mort... » [] Tous trois tressaillirent. Le soldat entendit, le premier, un nom qui le fit pâlir.
— Labédoyère ! dit-il en tombant sur le tabouret.
Ils se regardèrent en silence. Des gouttes de sueur se formèrent sur le front livide du jeune homme, il saisit d’une main et par un geste de désespoir les touffes noires de sa chevelure, et appuya son coude sur le bord du chevalet de Ginevra.
— Après tout, dit-il en se levant brusquement, Labédoyère et moi nous savions ce que nous faisions. Nous connaissions le sort qui nous attendait après le triomphe comme après la chute. Il meurt pour sa cause, et moi je me cache...
Il alla précipitamment vers la porte de l’atelier, mais plus leste que lui, Ginevra s’était élancée et lui en barrait le chemin.
— Rétablirez-vous l’Empereur ? dit-elle. Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-même n’a pas su rester debout ?
— Que voulez-vous que je devienne ? dit alors le proscrit en s’adressant aux deux amis que lui avait envoyés le hasard. Je n’ai pas un seul parent dans le monde, Labédoyère était mon protecteur et mon ami, je suis seul ; demain je serai peut-être proscrit ou condamné, je n’ai jamais eu que ma paye pour fortune, j’ai mangé mon dernier écu pour venir arracher Labédoyère à son sort et tâcher de l’emmener ; la mort est donc une nécessité pour moi. Quand on est décidé à mourir, il faut savoir vendre sa tête au bourreau. Je pensais tout à l’heure que la vie d’un honnête homme vaut bien celle de deux traîtres, et qu’un coup de poignard bien placé peut donner l’immortalité !
Cet accès de désespoir effraya le peintre et Ginevra elle-même qui comprit bien le jeune homme. L’Italienne admira cette belle tête et cette voix délicieuse dont la douceur était à peine altérée par des accents de fureur ; puis elle jeta tout à coup du baume sur toutes les plaies de l’infortuné.
— Monsieur, dit-elle, quant à votre détresse pécuniaire, permettez-moi de vous offrir l’or de mes économies. Mon père est riche, je suis son seul enfant, il m’aime, et je suis bien sûre qu’il ne me blâmera pas. Ne vous faites pas scrupule d’accepter : nos biens viennent de l’Empereur, nous n’avons pas un centime qui ne soit un effet de sa munificence. N’est-ce pas être reconnaissants que d’obliger un de ses fidèles soldats ? Prenez donc cette somme avec aussi peu de façons que j’en mets à vous l’offrir. Ce n’est que de l’argent, ajouta-t-elle d’un ton de mépris. Maintenant, quant à des amis, vous en trouverez ! Là, elle leva fièrement la tête, et ses yeux brillèrent d’un éclat inusité. — La tête qui tombera demain devant une douzaine de fusils sauve la vôtre, reprit-elle. Attendez que cet orage passe, et vous pourrez aller chercher du service à l’étranger si l’on ne vous oublie pas, ou dans l’armée française si l’on vous oublie.
Il existe dans les consolations que donne une femme une délicatesse qui a toujours quelque chose de maternel, de prévoyant, de complet. Mais quand, à ces paroles de paix et d’espérance, se joignent la grâce des gestes, cette éloquence de ton qui vient du cœur, et que surtout la bienfaitrice est belle, il est difficile à un jeune homme de résister. Le colonel aspira l’amour par tous les sens. Une légère teinte rose nuança ses joues blanches, ses yeux perdirent un peu de la mélancolie qui les ternissait, et il dit d’un son de voix particulier : — Vous êtes un ange de bonté ! Mais Labédoyère, ajouta-t-il, Labédoyère !
A ce cri, ils se regardèrent tous trois en silence, et ils se comprirent. Ce n’était plus des amis de vingt minutes, mais de vingt ans.
— Mon cher, reprit Servin, pouvez-vous le sauver ?
— Je puis le venger !
Ginevra tressaillit : quoique l’inconnu fût beau, son aspect n’avait point ému la jeune fille ; la douce pitié que les femmes trouvent dans leur cœur pour les misères qui n’ont rien d’ignoble avait étouffé chez Ginevra toute autre affection ; mais entendre un cri de vengeance, rencontrer dans ce proscrit une âme italienne, du dévouement pour Napoléon, de la générosité à la corse ?... c’en était trop pour elle, elle contempla donc l’officier avec une émotion respectueuse qui lui agita fortement le cœur. Pour la première fois, un homme lui faisait éprouver un sentiment si vif. Comme toutes les femmes, elle se plut à mettre l’âme de l’inconnu en harmonie avec la beauté distinguée de ses traits, avec les heureuses proportions de sa taille qu’elle admirait en artiste.
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