Maintenant, debout ! »

J’attrapai sa main pour y poser mes lèvres.

« Quelle insolence. »

Elle me repoussa du pied.

« Hors de ma vue, esclave ! »

 

Après une nuit fiévreuse de rêves confus, je me suis réveillé à l’aube naissante.

Qu’y avait-il de réel parmi ces souvenirs nébuleux ? Qu’ai-je vécu, qu’ai-je rêvé ? J’ai été fouetté, sans nul doute, je ressentais encore le moindre de ces coups. Je pouvais compter les marques rouges et brûlantes sur mon corps. Et elle m’a fouetté. Oui, c’est ça, tout me revenait.

Mon fantasme est devenu réalité. Qu’est-ce que ça me faisait ? La réalisation de mon rêve m’a-t-elle déçu ? Non, j’étais juste un peu fatigué, mais sa cruauté m’emplissait de plaisir. Oh ! Comme je l’aime, comme je l’adore. Ah ! Tout cela ne peut exprimer le moins du monde ce que je ressens pour elle, comme je lui suis dévoué. Quelle félicité d’être son esclave !

 

Elle m’appelait de son balcon. Je me suis rué dans les escaliers. Elle se tenait sur son seuil pour me tendre aimablement la main. « J’ai honte, dit-elle tandis que je l’enlaçais et qu’elle nichait sa tête sur ma poitrine.

— Comment ?

— Essayez d’oublier l’horrible scène d’hier soir, fit-elle d’une voix chevrotante, j’ai satisfait votre plus grand fantasme, maintenant, nous allons être raisonnables, heureux et nous aimer. Dans un an, je serai votre femme.

— Ma maîtresse ! criai-je, et moi votre esclave.

— Plus un mot sur l’esclavage, la cruauté et le fouet, m’interrompit Wanda, tout cela est fini, vous n’aurez plus que ma veste de fourrure ; rentrez et aidez-moi. »

 

La petite pendule en bronze surmontée d’un cupidon qui venait de décocher sa flèche sonnait minuit.

Je me suis levé, je voulais partir.

Sans rien dire, Wanda m’enlaça, m’attira sur l’ottomane et recommença à m’embrasser ; ce langage muet était si compréhensible, si convaincant – et il exprimait davantage encore que ce que je m’aventurais à comprendre ; une telle langueur, un tel abandon émanaient de tout son être, et quelle voluptueuse douceur dans ses yeux mi-clos, presque crépusculaires, dans l’onde rousse de ses cheveux légèrement poudrés de blanc, dans le satin rouge et blanc qui bruissait au moindre de ses mouvements, dans l’hermine ondoyante de la kazabaïka où elle était négligemment blottie.

« Je t’en prie, balbutiai-je, mais tu vas te fâcher…

— Fais de moi ce que tu veux, chuchota-t-elle.

— Roue-moi de coups, je t’en prie ! Sans quoi je vais devenir fou.

— Je t’ai pourtant prévenu, dit Wanda avec sévérité, mais tu es incorrigible.

— Ah ! Je suis si infiniment amoureux ! » J’étais tombé à genoux et je pressais mon visage dans son giron.

« Je crois pour de bon, dit Wanda, songeuse, que toute ta folie n’est rien d’autre que sensibilité démoniaque et insatisfaite. Nos inclinations contraires à la nature provoquent cette espèce de maladie. Si tu étais moins vertueux, tu serais tout à fait raisonnable.

— Alors, rends-moi raisonnable », murmurai-je tandis que mes mains s’aventuraient dans ses cheveux, dans ses fourrures reluisantes telle une vague éclairée par le clair de lune, dont le mouvement suivait sa respiration, chavirant mes sens.

Puis je l’ai embrassée – non, elle m’a embrassé, si sauvagement, si impitoyablement ; comme si elle voulait m’assassiner de ce baiser. Je nageais en pleine démence, voilà longtemps que j’avais perdu la raison, et, soudain, je ne pus plus respirer. Je tentai de me libérer.

« Que se passe-t-il ? demanda Wanda.

— Je souffre terriblement.

— Tu souffres ? » Elle partit d’un rire sonore et espiègle.

« Ris donc, ai-je gémi, ne te doutes-tu donc pas… »

D’un coup, elle était redevenue sérieuse. Elle releva ma tête de ses deux mains et la plaqua d’un geste énergique contre sa poitrine.

« Wanda ! bredouillai-je

— C’est vrai, ça te fait plaisir de souffrir, dit-elle puis elle se mit à rire de nouveau, mais attends, je vais te ramener à la raison.

— Non, m’écriai-je, je ne veux plus te demander si tu désires m’appartenir pour toujours ou seulement pour un instant béni, je ne veux que savourer mon bonheur ; dorénavant, tu es à moi et je préfère te perdre plutôt que ne jamais te posséder.

— Te voici redevenu raisonnable », dit-elle en m’embrassant de nouveau de ses lèvres assassines. J’arrachai hermine et dentelles pour sentir sa gorge nue se gonfler contre ma poitrine.

Puis j’ai perdu connaissance.

Je ne me souviens que de cet instant où j’ai vu du sang couler de ma main et que je lui ai demandé sur un ton apathique : « M’as-tu griffé ?

— Non, je crois que je t’ai mordu. »

 

Il est tout à fait curieux de constater à quel point une relation revêt un nouveau visage sitôt qu’y entre une nouvelle personne.

Tous les deux, nous avons coulé des jours merveilleux, nous avons visité lacs et montagnes, nous lisions ensemble et j’apportai la touche finale au portrait de ma mie. Comme nous nous aimions ! Comme son visage charmant était souriant !

C’est alors qu’est arrivée une de ses amies, une femme divorcée, un peu plus âgée, un peu plus expérimentée et moins scrupuleuse que Wanda, une femme dont l’influence se fait déjà sentir en toute chose.

Wanda plisse le front et fait montre à mon égard d’une certaine impatience.

Ne m’aime-t-elle plus ?

 

Depuis une quinzaine de jours, cette insupportable contrainte. Son amie habite chez elle, jamais plus nous ne sommes seuls. Un cercle d’hommes entoure les deux jeunes femmes. Du haut de ma gravité et de mon spleen, j’ai l’air stupide dans mon rôle d’amant. Wanda me traite en étranger.

Aujourd’hui, à l’occasion d’une promenade, elle est restée en retrait à mes côtés. Je remarquai qu’elle l’avait fait à dessein et j’exultai. Mais que ne m’a-t-elle pas dit !

« Mon amie ne s’explique pas comment je peux vous aimer, elle ne vous trouve ni beau ni particulièrement attirant, sans compter qu’elle ne cesse de me parler du matin au soir de la vie frivole et pétillante de la capitale, des exigences que je pourrais avoir, des beaux partis que je pourrais y trouver, des soupirants bien mis et aristocratiques que je pourrais séduire. Mais, à quoi bon ? Puisque je vous aime. »

J’en suffoquai, avant de dire : « Dieu me garde d’être un obstacle à votre bonheur, Wanda. Ne faites plus cas de moi. » J’enlevai mon chapeau et la laissai avancer. Elle me regarda, étonnée, mais ne dit rien.

Mais, alors que je me trouvais fortuitement de nouveau à ses côtés sur le chemin du retour, elle me serra la main en tapinois96 et posa sur moi un regard si plein de chaleur et de bon augure que tous les tourments des jours passés s’en allèrent, que toutes mes plaies cicatrisèrent.

Je sais de nouveau à quel point je l’aime.

 

« Mon amie s’est plainte de toi, m’a confié Wanda aujourd’hui.

— Peut-être sent-elle que je la méprise.

— Pourquoi la méprises-tu, petit extravagant ? s’écria Wanda en me tirant les oreilles.

— Parce qu’elle manigance, dis-je, je n’ai de considération que pour les femmes vertueuses ou celles qui vivent ouvertement pour la jouissance.

— Comme moi, plaisanta Wanda, mais vois-tu, mon enfant, très rares sont les femmes qui y parviennent. La femme ne peut être aussi sensuelle ni aussi libre spirituellement que l’homme, son amour est toujours une passion à mi-chemin entre la chair et l’esprit. Son cœur n’aspire qu’à captiver les hommes pour longtemps alors qu’elle-même est sujette aux changements, c’est ainsi qu’arrivent discorde, mensonge et fausseté, souvent contre son gré, dans sa manière d’être et d’agir – tout cela corrompt son caractère.

— C’est ainsi sans nul doute, dis-je, la tournure transcendantale que les femmes veulent donner à l’amour les pousse à la tromperie.

— Mais c’est aussi ce qu’on exige d’elle, m’interrompit Wanda, prenez cette femme, son époux et son amant sont à Lemberg, elle a trouvé ici un nouveau prétendant ; tous, elle les trompe, et, pourtant, elle est vénérée et considérée de tous.

— Me concernant, m’écriai-je, elle doit te laisser en dehors de ce jeu, elle te traite comme une marchandise.

— Pourquoi pas, coupa vivement ma belle amante, en toute femme sommeille l’instinct, une certaine inclination pour tirer profit de ses charmes, et il y a beaucoup d’avantages à se donner sans amour, sans plaisir ; on reste d’un parfait sang-froid et on en retire tous les profits.

— Wanda, c’est toi qui dis ça ?

— Pourquoi, non ? continua-t-elle.