Je fis donc les deux sonnets qui suivent : Pleurez, amans, alors que l’amour pleure, En entendant ce qui le fait pleurer.

L’Amour entend les femmes sangloter de pitié, Et leurs yeux témoignent de leur douleur amère. C’est parce que la mort méchante a exercé Son œuvre cruelle sur un cœur aimable En détruisant, sauf l’honneur, ce qui attire aux femmes Les louanges du monde. Écoutez comment l’Amour lui a rendu hommage, Car je l’ai vu sous une forme réelle Se lamenter sur cette belle image. Et il levait à chaque instant ses yeux vers le ciel Où était déjà logée cette âme gracieuse Qui avait été une femme si attrayante.

Mort brutale, ennemie de la pitié, mère antique de la douleur, Jugement dur et irrécusable, Puisque tu as donné l’occasion à mon cœur affligé De se livrer à ses pensées, Ma langue se fatiguera à t’accuser ; Et si je te refuse toute excuse, Il faut que je dise Tes méfaits et tes crimes : Non que le monde les ignore, Mais pour soulever l’indignation De quiconque se nourrit d’amour. Tu as séparé du monde la beauté, Et ce qui a le plus de prix chez une femme, la vertu. Tu as détruit la grâce amoureuse D’une jeunesse joyeuse. Je ne veux pas découvrir ici davantage la femme Dont les mérites sont bien connus. Celui qui ne mérite pas son salut Qu’il n’espère jamais être en sa compagnie.

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Notes

Piangete amanti, perché piange amore ....

C’est-à-dire que la mort peut dépouiller une femme de tout ce qui charmait dans sa personne, mais non l’honneur qui la distinguait.

L’Amour représente ici Béatrice, qui était elle-même présente à cette scène douloureuse.

Morte villana, di pietà nemica ....

C’est à Béatrice que s’adressent ces deux derniers vers. Vivre en sa compagnie, c’est-à-dire dans le ciel.

Commentaire du ch. VIII.

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Chapitre 10

Quelques jours après la mort de cette femme, il survint une chose qui m’obligea de quitter la ville et de me rendre vers l’endroit où était cette aimable femme qui avait servi à protéger mon secret, car le but de mon voyage n’en était pas très éloigné. Et quoique je fusse en apparence en nombreuse compagnie, il m’en coûtait de m’en aller, à ce point que mes soupirs ne parvenaient pas à dégager l’angoisse où mon cœur était plongé dès que je me séparais de ma Béatitude.

Or, le doux Seigneur, qui s’était emparé de moi par la vertu de cette femme adorable, m’apparut dans mon imagination comme un pèlerin vêtu simplement d’humbles habits. Il me paraissait hésitant, et il regardait à terre, si ce n’est que parfois ses yeux se tournaient vers une belle rivière, dont le courant était très pur, et qui longeait la route où je me trouvais.

Il me parut alors que l’Amour m’appelait et me disait ces paroles : « Je viens d’auprès de cette femme qui t’a servi longtemps de protection, et je sais qu’elle ne reviendra plus. Aussi, ce cœur que par ma volonté je t’avais fait avoir près d’elle, je l’ai repris et je le porte à une autre belle qui te servira à son tour de protection, comme l’avait fait la première (et il me la nomma, de sorte que je la connus bien).

Mais cependant, si de ces paroles que je viens de t’adresser tu devais en répéter quelques-unes, fais-le de manière à ce qu’on ne puisse discerner l’amour simulé que tu avais montré à celle-là et qu’il te faudra montrer à l’autre. »

Ceci dit, toute cette imagination disparut tout à coup, à cause du grand pouvoir que l’Amour semblait prendre sur moi. Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste du jour. Et le jour d’après, je fis le sonnet suivant :

Chevauchant avant hier sur un chemin Contre mon gré et tout pensif, Je rencontrai l’Amour au milieu de la route, Portant le simple vêtement d’un pèlerin. Il avait un aspect très humble Comme s’il avait perdu toute sa dignité. Il marchait 29

pensif et soupirant, La tête inclinée, comme pour ne pas voir les gens.