Et entre elle et moi en ligne droite était assise une dame d’une figure très agréable, qui me regardait souvent, étonnée de mon regard qui paraissait s’arrêter sur elle ; et beaucoup s’aperçurent de la manière dont elle me regardait. Et l’on y fit tellement attention que, en partant, j’entendais dire derrière moi : « Voyez donc dans quel état cette femme a mis celui-ci. »Et, comme on la nommait, je compris qu’on parlait de celle qui se trouvait dans la direction où mes yeux allaient s’arrêter sur l’aimable Béatrice.
Alors je me rassurai, certain que mes regards n’avaient pas ce jour-là dévoilé aux autres mon secret ; et je pensai à faire aussitôt de cette gracieuse femme ma protection contre la vérité. Et en peu de temps, j’y réussis si bien que ceux qui parlaient de moi crurent avoir découvert ce que je tenais à cacher.
Grâce à elle, je pus dissimuler pendant des mois et des années. Et pour mieux tromper les autres, je composai à son intention quelques petits vers que je ne reproduirai pas ici, ne voulant dire que ceux qui s’adresseraient à la divine Béatrice, et je ne donnerai que ceux qui seront à sa louange.
Notes
La fête de la Vierge.
Il paraît difficile de croire que ce manège ait duré des années.
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Chapitre 7
Je dirai que pendant que cette femme servait ainsi de protection à mon grand amour, pour ce qui me concernait, il me vint à l’idée de vouloir rappeler le nom de celle qui m’était chère, en l’accompagnant du nom de beaucoup d’autres femmes, et parmi les leurs du nom de celle dont je viens de parler. Et, ayant pris les noms des soixante plus belles femmes de la ville, où ma Dame a été mise par le Seigneur, j’en composai une épître sous la forme de Sirvente, que je ne reproduirai pas. Et si j’en fais mention ici, c’est uniquement pour dire que, par une circonstance merveilleuse, le nom de ma Dame ne put y entrer précisément que le neuvième parmi ceux de toutes les autres.
Sirvente , sorte de poésie usitée par les trouvères et les troubadours. C’est peut-
être quelque convenance de rime qui aura placé le nom de Béatrice au neuvième rang, sans que le Poète s’en soit d’abord aperçu, mais non sans que son imagination en ait été frappée plus tard (Voir le ch. XXX).
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Chapitre 8
Cette dame qui m’avait pendant si longtemps servi à cacher ma volonté, il fallut qu’elle quittât la ville où nous étions, pour une résidence éloignée. De sorte que moi, fort troublé d’avoir perdu la protection de mon secret, je me trouvai plus déconcerté que je n’aurais cru devoir l’être. Et pensant que, si je ne témoignais pas quelque chagrin de son départ, on s’apercevrait plus tôt de ma fraude, je me proposai de l’exprimer dans un sonnet que je reproduirai ici parce que certains passages s’y adresseront à ma Dame, comme s’en apercevra celui qui saura le comprendre.
O vous qui passez par le chemin de l’Amour, Faites attention et regardez S’il est une douleur égale à la mienne. Je vous prie seulement de vouloir bien m’écouter ; Et alors vous pourrez vous imaginer De quels tourmens je suis la demeure et la clef. L’Amour, non pour mon peu de mérite Mais grâce à sa noblesse, Me fit la vie si douce et si suave Que j’entendais dire souvent derrière moi : Ah ! A quels mé-
rites Celui-ci doit-il donc d’avoir le cœur si joyeux ? Maintenant, j’ai perdu toute la vaillance Qui me venait de mon trésor amoureux, Et je suis resté si pauvre Que je n’ose plus parler. Si bien que, voulant faire comme ceux Qui par vergogne cachent ce qui leur manque, Je montre de la gaité au dehors Tandis qu’en dedans mon cœur se resserre et pleure.
Notes
O voi che per la via d’Amore passate .
Commentaire du ch. VII.
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Chapitre 9
Après le départ de cette dame, il plut au Seigneur des anges d’appeler à sa gloire une femme jeune et de très gracieuse apparence, laquelle était aimée dans cette ville. Je vis son corps au milieu de femmes qui pleuraient.
Alors, me rappelant l’avoir vue dans la compagnie de ma Dame, je ne pus retenir mes larmes. Et tout en pleurant, je me proposai de dire quelque chose sur sa mort, à l’intention de celle près de qui je l’avais vue. Et c’est à cela que se rapportent les derniers mots de ce que je dis à son sujet, comme le saisiront bien ceux qui le comprendront.
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