Du reste, le poète a exprimé lui-même l’étonnement que pourrait causer l’empire que « tant de jeunesse avait pu exercer sur ses passions et ses impulsions ».
Cependant, si la pureté de sa passion pour Béatrice n’a subi aucune tache, il ne paraît pas que l’on puisse en dire autant pour ce qui concerne d’autres périodes de son existence.
La virulente admonestation qu’il se fait adresser par l’Ombre de Béatrice au sommet du Purgatoire est une confession touchante des écarts dont il témoigne un repentir si poignant.
A quelle époque peut-on faire remonter ces allusions à certains incidens dont on a cru retrouver quelques indices dans l’œuvre du Poète, et qu’a rassemblés la légende ? dirons-nous la malignité ?
Ce n’est sans doute pas dans les années qui ont suivi la mort de Béatrice. Ce n’est pas alors que nous les savons remplies par les études auxquelles il se livrait avec un tel entraînement, et par les préoccupations de la vie politique où il entrait, que nous pouvons lui attribuer avec quelque vraisemblance des habitudes de dissipation.
Lorsque la Béatrice du Purgatoire lui reprochait, sous le voile de l’allégorie, de s’être abandonné aux vanités du plaisir, alors qu’il n’avait plus l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience, Dante nous laisse clairement deviner que c’est au temps de sa maturité, c’est-à-dire de sa vie errante d’exilé, que doivent être rapportés ses faiblesses et ses remords.
Il est encore un point que je voudrais toucher.
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On s’est plu à voir dans la Divine Comédie une construction architecturale (Giuliani) dont le plan aurait été arrêté par le Poète de temps en quelque sorte immé-
morial, et dont la conception remonterait aux époques mêmes de sa jeunesse ; et l’on s’appuie sur maint passage de la Vita nuova dont l’interprétation est en effet assez problématique.
Je ne crois pas qu’il en soit ainsi.
La Vita nuova est une œuvre qui déborde de jeunesse et d’illusion ; c’est au bord de clairs ruisseaux ou dans des milieux mondains que la scène se déroule, et les douleurs les plus poignantes y revêtent une douceur infinie ; et, si le cœur se ré-
volte, ce n’est que contre la nature et ses décrets impitoyables, et l’âme du Poète ne semble atteinte que par les blessures que ceux-ci lui ont infligées.
La Divine Comédie est l’œuvre d’un âgé mûri, et qui a traversé les expériences les plus terribles et les épreuves les plus cruelles de la vie. Elle est l’expression des amertumes, des rancunes, des indignations que laissent les déceptions, les iniquités, et les trahisons. Elle est le cri d’un cœur torturé par la méchanceté des hommes.
Je ne pense donc pas que le poète de la Vita nuova , quand il la composa, ait eu une intuition prévise de la Divine Comédie . Quant aux passages auxquels je viens de faire allusion, et sur lesquels j’aurai à revenir dans mes Commentaires , il faut croire qu’ils y auront été introduits par de tardives interpolations.
III.
Si l’on veut comprendre la construction et, si je puis ainsi dire, l’économie littéraire de la Vita nuova, il est nécessaire de jeter un coup d’oeil sur l’état de la littérature au moyen âge.
Pendant la longue période à laquelle on a donné ce nom, tandis que les moines, penchés sur les manuscrits héroïques de l’antiquité, préparaient à la Renaissance un héritage qu’ils lui conservaient pieusement, et tandis qu’une jeunesse avide de savoir se pressait de toutes parts vers les écoles célèbres d’alors, –pour s’y battre à coups des syllogismes sur le dos de la scolastique,–deux langues se formaient, la langue Italienne et la langue Française. Après avoir secoué le joug du latin, elles 8
s’essayaient dans des idiomes, informes d’abord, puis devenus peu à peu capables de vivre de leur vie propre.
Dans les régions qui devaient être un jour le cœur de la France, les contes, les fa-bliaux, les mystères, s’inspiraient d’une verve libre, ironique, frondeuse, familière, souvent grossière, où Boccace a puisé ce qui lui a été depuis repris si largement.
Les chansons de geste venaient y mêler leurs accens héroïques, et une poésie dite courtoise , mêlée de fables païennes et de légendes chrétiennes, était promenée dans les nobles résidences par les trouvères et les troubadours. Mais en général la langue d’Oïl ne dépassait guère l’idylle et la pastorale, et elle s’élevait rarement jusqu’aux régions éthérées où se plaisaient les langues du midi.
Dans les pays du soleil, en Provence et en Italie, c’était des vers et des vers d’amour, où les rimeurs d’alors, comme tant de nos rimeurs modernes n’entrete-naient guère leurs lecteurs, ou leurs auditeurs, que de leurs propres extases ou de leurs désespérances. Ces productions légères, que l’imprimerie ne pouvait encore conserver, se gardaient, se communiquaient dans l’intimité, étaient adressées aux gens lettrés, aux femmes, et s’échangeaient en manière de correspondances, se transmettant de mains en mains, comme ailleurs les produits d’une verve moins personnelle se laissaient colporter par les jongleurs et les ménestrels.
C’est ainsi que Dante lui-même, et les Guido, et toute la phalange des rimeurs de la langue du Si ou de la langue de l’Occo, jusqu’à Pétrarque enfin, préludaient aux accens plus virils de la Divine Comédie et de la Jérusalem délivrée .
Dante, dont l’œuvre devait devancer l’époque où il vivait, appartenait encore à celle-ci par les sujets de ses premiers essais lyriques. Il aimait, comme tant de ses contemporains, à reproduire en rimes les événemens qui avaient frappé son attention, comme les émotions de son cœur et les rêves de son imagination.
La passion qui occupa la fin de son enfance et son adolescence, et à l’histoire de laquelle est consacrée la Vita nuova , fournit à ses instincts poétiques, comme il te déclare lui-même, une matière féconde. Et, « comme il s’était déjà de bonne heure essayé aux choses rimées », tous les incidens de sa vie amoureuse, et les drames qui pouvaient s’y rattacher, comme en peuvent rencontrer les existences les plus simples et les plus modestes, et ce que suscitaient en lui les mouvemens de son âme, ou bien les choses du dehors, devinrent les sujets des canzoni, des sonnets, des ballades, qui forment la trame de la Vita nuova .
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Quelque temps après que la mort de la femme qu’il avait aimée fut venue tarir la source de ses expansions lyriques, il les recueillit, et il les reproduisit « dans ce petit livre, sinon textuellement, du moins suivant la signification qu’elles avaient.
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