La Vie sans principe

© Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard,
septembre 2004 pour la présente édition.

978-2-755-50212-1

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La Vie sans principe

Dans une maison de la culture, il n’y a pas très longtemps, j’eus l’impression que le conférencier avait choisi un thème qui lui était trop étranger et que, partant, il n’était pas parvenu à m’intéresser autant qu’il l’aurait dû. Il traitait de choses qui n’étaient ni dans son cœur ni proches de lui, mais qui se trouvaient à ses extrémités et à sa surface. En ce sens, sa conférence ne reposait sur aucune pensée véritablement centrale ou centralisatrice. J’aurais souhaité qu’il évoquât ses expériences les plus personnelles, à l’image du poète. Le plus grand compliment que l’on m’ait fait, ce fut le jour où l’on me demanda ce que je pensais, et où l’on accorda de l’attention à ma réponse. Je suis surpris, autant que comblé, quand cela se produit, comme si mon interlocuteur faisait grand cas de moi, comme s’il était familier de la chose. D’ordinaire, chaque fois que quelqu’un attend quelque chose de moi, il s’agit uniquement de savoir à combien d’acres j’estime ses terres – puisque je suis arpenteur – ou, au mieux, de quelles nouvelles triviales je me suis encombré l’esprit. On ne fait jamais appel à la justice pour avoir accès à ma substance, on préfère s’arrêter à la coquille. Une fois, un homme a parcouru une distance considérable pour me demander de tenir une conférence sur l’esclavage, mais en discutant avec lui, je me suis rendu compte que sa clique et lui entendaient s’attribuer les sept huitièmes de la conférence, et qu’un huitième seulement m’échût ; aussi ai-je décliné. Je considère comme allant de soi, quand je suis invité quelque part pour y donner une conférence – car j’ai acquis une petite expérience en la matière –, que mon auditoire éprouve le désir d’entendre ce que je pense sur tel sujet, fussé-je le plus grand imbécile du pays, et non que je dise simplement des choses agréables auxquelles le public acquiescera. En conséquence, je me résous à leur administrer une forte dose de moi-même. Ils sont venus me chercher et se sont engagés à me payer, et je suis résolu à donner de ma personne, quand bien même je les ennuierais au-delà de tout précédent.

Aussi voudrais-je à présent vous dire quelque chose de semblable, mes chers lecteurs. Puisque vous êtes mes lecteurs et que je n’ai pas été un grand voyageur, je ne parlerai pas de personnes vivant à des milliers de miles d’ici, mais traiterai autant que faire se peut de sujets qui nous sont familiers. Le temps imparti étant bref, je laisserai de côté toute flatterie, pour ne retenir que la critique.

Penchons-nous sur la façon dont nous menons nos existences.

Ce monde est un lieu d’affaires. Quel remue-ménage incessant! Je suis réveillé presque chaque nuit par le halètement des locomotives. Il interrompt mes rêves. Il n’y a pas de shabbat. Ce serait merveilleux de voir l’humanité goûter pour une fois au temps libre. Ce n’est que travail et travail encore. Ce n’est pas chose facile que d’acheter un cahier vierge pour y consigner ses pensées ; en général leurs lignes servent plutôt à noter des dollars et des cents. Un Irlandais, me voyant prendre des notes dans les champs, estima sans le moindre doute que je calculais mes gages. Qu’un homme soit tombé par une fenêtre quand il était nourrisson, au point de rester infirme à vie, ou bien qu’il ait perdu la raison après que les Indiens lui eurent causé une grande frayeur, on déplorera surtout que son état l’ait rendu inapte à travailler ! Je pense qu’il n’est rien, pas même le crime, de plus opposé à la poésie, à la philosophie, voire à la vie elle-même, que cette incessante activité.

Dans les faubourgs de notre ville, il y a un type grossier et bruyant, gagnant beaucoup d’argent, qui s’apprête à ériger un mur de remblai sur la colline tout autour de son pré. Les autorités lui ont mis cette idée en tête afin de l’empêcher de faire des siennes, et il souhaite que je passe trois semaines à creuser là-bas avec lui. Cela aura sans doute pour résultat qu’il aura davantage d’argent à thésauriser et à léguer à ses héritiers pour que ceux-ci le dépensent inconsidérément. Si j’accepte, la plupart me loueront comme un homme industrieux et travaillant dur ; mais si je choisis de me consacrer à certaines tâches dont je suis susceptible de tirer davantage de profit réel, mais qui me rapporteront peu d’argent, ils seront enclins à me tenir pour paresseux. Néanmoins, dans la mesure où je n’ai nul besoin que la police chargée des travaux inutiles s’occupe de moi, et que je ne vois rien d’absolument digne d’éloges dans l’entreprise de cet homme, pas plus que dans nombre d’entreprises de notre propre gouvernement ou des gouvernements étrangers, quelque amusement qu’ils en tirent les uns ou les autres, je préfère finir mon éducation dans une autre école.

Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort d’être considéré comme un tire-au-flanc ; mais s’il passe toute sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre la terre chauve avant l’heure, on le tiendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. Comme si une ville n’avait d’autre intérêt pour ses forêts que de les abattre !

La plupart des hommes se sentiraient insultés si on leur proposait de les employer à jeter des pierres par-dessus un mur, puis de les jeter dans l’autre sens, dans le seul but de gagner leur salaire. Mais aujourd’hui nombre d’entre eux ne sont pas employés plus utilement. Par exemple : juste après le lever du soleil, par un matin d’été, je remarquai l’un de mes voisins qui marchait près de son attelage, tirant lentement une lourde pierre taillée se balançant sous l’essieu; une atmosphère industrieuse régnait sur cette scène – la journée de travail commençait –, le front de l’homme transpirait déjà – un reproche adressé à tous les fainéants et les paresseux –, s’arrêtant à hauteur de ses bœufs, et tournant à moitié en s’accompagnant d’un geste ample de sa cravache bienveillante, tandis qu’ils le dépassaient. Je pensais : c’est pour protéger ce travail que le Congrès américain existe ; honnête labeur viril, aussi honnête que le jour est long qui donne de la douceur à son pain et à la société et que tous les hommes respectent et ont consacré.