Mais je m’aperçois que si mes besoins augmentaient sensiblement, le travail nécessaire pour les satisfaire deviendrait une corvée. Si je devais vendre mes matinées et mes après-midi à la société, comme la plupart semblent le faire, je suis certain qu’il n’y aurait plus rien qui vaille la peine d’être vécu à mes yeux. Je suis sûr de ne jamais vendre mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Je voudrais suggérer ici qu'un homme peut être très industrieux et cependant mal employer son temps. Il n'est pas d'individu plus fatalement inconsidéré que celui qui consume la majeure partie de sa vie à la gagner. Toutes les grandes entreprises se soutiennent d’elles-mêmes. Le poète, par exemple, doit subvenir aux besoins de son corps grâce à sa poésie, comme un moulin à vapeur nourrit ses chaudières avec les copeaux qu’il produit. On doit gagner sa vie avec amour. Mais tout comme on dit que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des marchands échouent, de même la vie des hommes en général, mesurée à cette aune, est un échec, et l’on peut prédire la banqueroute à coup sûr.
Venir au monde en étant simplement l’héritier d’une fortune n’est pas être né, mais plutôt être mort-né. Que la charité de vos amis ou une pension du gouvernement subvienne à vos besoins – aussi longtemps que vous continuez de respirer –, quels que soient les beaux synonymes par lesquels on décrit ces relations, c’est entrer à l’hospice. Le dimanche, le pauvre débiteur va à l’église pour faire ses comptes, et il réalise, bien entendu, que ses dépenses ont été plus importantes que ses revenus. Dans l’Église catholique en particulier, on va en justice, on fait une confession dans les formes, on abandonne tout et on songe à recommencer. De la sorte, les hommes resteront couchés sur le dos, à parler de la chute de l’homme, sans jamais faire le moindre effort pour se relever.
Si l’on compare ce que chacun attend de la vie, on doit bien faire la différence entre celui qui se satisfait d’un succès moyen et dont toutes les cibles peuvent être atteintes à bout portant, et celui qui, quelque basse et infructueuse que puisse être sa vie, ne cesse de placer son objectif toujours plus haut, bien que son angle aigu de visée ne s’élève guère au-dessus de l’horizon. Je préfère de loin être ce dernier – même si comme le disent les Orientaux : « La Grandeur n’approche pas de celui qui regarde toujours vers le bas et ceux qui regardent vers le haut deviennent de plus en plus pauvres. »
Il est remarquable qu’il n’y ait rien ou presque d’écrit sur la manière de gagner sa vie qui soit digne de mémoire ; comment faire pour gagner sa vie d’une façon qui soit non seulement plus honnête et honorable, mais aussi attrayante et glorieuse ; car si gagner sa vie n’obéit pas à ces critères, alors la vie ne peut y répondre elle non plus. On pourrait penser, à bien regarder la littérature, que cette question n’était jamais venue déranger les pensées d’un individu solitaire. Est-ce que les hommes sont à ce point dégoûtés de leur expérience pour en parler ? Nous sommes enclins à passer allégrement outre la leçon sur la valeur qu’enseigne l’argent, que l’Auteur de l’Univers a pris tant de peine à nous enseigner. Quant aux moyens d’existence, il est merveilleux de voir combien les hommes de toutes classes y sont indifférents, même les prétendus réformateurs – qu’ils héritent, gagnent ou volent de l’argent. Je considère que la société n’a rien fait pour nous à ce sujet, ou du moins qu’elle a défait ce qu’elle a fait. Le froid et la faim siéent davantage à ma nature que ces méthodes que les hommes ont adoptées et qu’ils recommandent pour s’en préserver.
Le terme sage est, pour une grande part, attribué de façon erronée. Comment peut-on être un homme sage, si l’on ne sait pas comment mieux vivre que les autres ; si l’on est juste plus rusé et d’une intelligence plus subtile ? La Sagesse doit-elle apprendre à marcher au pas? Ou apprend-elle comment réussir par son exemple ? Existe-t-il une forme de sagesse qui ne s’applique pas à la vie ? Est-elle simplement le meunier qui moud la logique la plus fine ? Il n’est pas superflu de demander si Platon a gagné sa vie d’une meilleure façon ou avec plus de succès que ses contemporains – ou s’il a connu le même poids des affres de l’existence que tout un chacun ? Semblait-il triompher de certaines d’entre elles uniquement par indifférence, ou bien en prenant de grands airs ? A-t-il trouvé plus facile de vivre, parce que sa tante s’était souvenue de lui dans son testament ? La façon dont la plupart des hommes gagnent leur vie, autrement dit, vivent, n’est que moyens de fortune et manière d’esquiver la véritable affaire de l’existence – parce que pour l’essentiel, ils manquent de discernement, mais aussi, en partie, parce que leurs objectifs sont médiocres.
La ruée vers la Californie, par exemple, et l’attitude adoptée à ce sujet non seulement par les marchands, mais aussi par les prétendus philosophes et prophètes, traduisent une très grande disgrâce de l’humanité. Que tant d’êtres soient prêts à vivre en se laissant guider par la chance et obtenir de la sorte le moyen de faire travailler d’autres qui sont moins chanceux, sans contribuer aucunement au bien de la société ! Et on appelle cela entreprise ! Je ne connais pas de développement plus stupéfiant de l’immoralité du commerce et de tous les moyens commodes de gagner sa vie. La philosophie, la poésie et la religion de cette humanité-là ne valent pas la poussière d’une vesse-de-loup. Le porc qui gagne sa vie en prenant racine, en fouissant le sol, aurait honte de se retrouver en pareille compagnie. Si je n’avais qu’à lever le petit doigt pour posséder toutes les richesses du monde, je trouverais encore que ce serait trop cher payer. Même Mahomet savait que Dieu n’a pas créé ce monde par plaisanterie. Cela fait de Dieu un gentilhomme cossu qui sème une poignée de pennies afin de voir l’humanité se disputer pour les ramasser. La loterie du monde ! Faire de la subsistance dans les domaines de la Nature un lot de tombola ! Quel commentaire, quelle satire de nos institutions ! La conclusion sera que l’humanité se pendra à un arbre. Est-ce donc là ce qu’ont appris aux hommes les préceptes de toutes les Écritures saintes ? La dernière et la plus admirable invention de la race humaine n’est-elle qu’un racloir à fumier? Est-ce un terrain d’entente où se retrouvent Orientaux et Occidentaux ? Dieu nous a-t-Il ordonné, pour gagner notre vie, de bêcher là où nous n’avons jamais semé, et nous récompenserait-Il d’aventure par quelques pépites d’or ?
Dieu a donné à l’homme vertueux un certificat lui accordant nourriture et vêtements, mais l’homme immoral en a trouvé un fac-similé dans les coffres divins: il se l'est approprié et a obtenu nourriture et vêtements comme le précédent. C'est l'un des systèmes de contrefaçon les plus répandus que le monde ait connu.
1 comment