O heavy hour!
Methink it should be now a huge éclipse
O sun and moon, and that th'affrighted globe
Should yawn in alteration....
(SHAKESPEARE, Otello, act. V.)
[2] Ce petit nuage très blanc était l'âme de Béatrice.
[3] Donna pietosa e di novella etate....
[4] Commentaire du ch. XXIII.
CHAPITRE XXIV
Après tous ces rêves, il arriva un jour que, me trouvant quelque part à songer, je sentis que mon coeur se mettait à trembler, comme si j'eusse été en présence de cette femme. Alors mon imagination me fit voir l'Amour. Il me semblait venir d'auprès d'elle, et parler à mon coeur d'un air joyeux. «Bénis le jour où je t'ai pris, disait-il, parce que tu dois le faire.» Et je me sentis le coeur si joyeux qu'il me sembla que ce n'était pas mon propre coeur, tant il était changé.
Et peu après ces paroles que mon coeur me disait dans la langue de l'Amour, je vis venir vers moi une femme charmante: c'était cette beauté célèbre dont mon meilleur ami [1] était très épris, et qui exerçait sur lui beaucoup d'empire. Elle avait nom Giovanna [2], mais à cause de sa beauté sans doute on l'appelait Primavera [3]. Et en regardant derrière elle je vis l'admirable Béatrice qui venait!
Ces dames s'approchèrent de moi l'une après l'autre, et il me sembla que l'Amour parlait dans mon coeur et disait: «C'est parce qu'elle est venue la première aujourd'hui qu'il faut l'appeler Primavera. C'est moi qui ai voulu qu'on l'appelât Prima verrà [4], parce qu'elle sera venue la première le jour où Béatrice se sera montrée après le délire de son fidèle. Et si l'on veut considérer son premier nom, autant vaut dire Primavera, parce que son nom Giovanna vient de Giovanni (saint Jean) celui qui a précédé la vraie lumière en disant: «Ego vox clamantis in deserto: parate viam Domini.» [5]
Et il me sembla qu'il (l'Amour) me disait encore quelques mots, c'est-à-dire: «Qui voudrait y regarder de tout près appellerait cette Béatrice l'Amour; à cause de la ressemblance qu'elle a avec moi.»
Alors moi, en y repensant, je me proposai d'écrire quelques vers à mon excellent ami (en taisant ce qu'il me paraissait convenir de taire), croyant que son coeur était occupé encore de la beauté de la belle Primavera [6]. Je fis donc le sonnet suivant:
J'ai senti se réveiller dans mon coeur [7]
Un esprit amoureux qui dormait;
Puis, j'ai vu venir de loin l'Amour
Si joyeux qu'à peine si je le reconnaissais.
Il disait: il faut maintenant que tu penses à me faire honneur.
Et il souriait à chacun des mots qu'il prononçait.
Et comme mon Seigneur se tenait près de moi,
Je regardai du côté d'où il venait
Et je vis Monna Vanna et Monna Rice [8]
Venir de mon côté,
L'une de ces merveilles après l'autre.
Et, comme je me le rappelle bien,
L'amour me dit: celle-ci est Primavera,
Et celle-là a nom Amour, tant elle me ressemble. [9]
NOTES:
[1] Guido Cavalcanti.
[2] Giovanna, Jeanne.
[3] Primavera, printemps.
[4] Prima verrà, elle viendra la première.
[5] Je suis celui qui crie dans le désert: préparez la voie du Seigneur.
[6] Il paraît que Guido, lorsque ce sonnet fut écrit, avait cessé d'être épris de Giovanna.
[7] Io mi sentii svegliar dentro allo care....
[8] Madonna Giovanna et Madonna Beatrice.
[9] Commentaire du ch. XXIV.
CHAPITRE XXV
Les gens qui veulent tout expliquer pourraient s'étonner de ce que je dis de l'Amour, comme s'il était une chose en soi et, non pas seulement comme une substance intellectuelle, mais comme une substance corporelle, ce qui serait faux au point de vue de la réalité: car l'amour n'est pas en soi une substance, mais un accident en substance.
J'ai parlé de lui comme s'il était un corps, et même un homme, dans trois circonstances: quand j'ai dit que je le voyais venir de loin. Comme, suivant Aristote, se mouvoir ne peut être que le fait d'un corps, il semble que je fais apparaître l'Amour comme un corps. Quand j'ai dit qu'il souriait, et même qu'il parlait, comme c'est là le propre de l'homme, le rire surtout, il semble que j'en ai fait un homme. [1]
Pour expliquer ceci, il faut d'abord savoir qu'autrefois on ne parlait pas de l'amour en langue vulgaire. Ont seulement parlé de l'amour quelques poètes en langue latine. Parmi nous, comme peut-être encore ailleurs, et comme chez les Grecs, ce n'était que les poètes lettrés et non vulgaires qui traitaient de semblables sujets. Et il n'y a pas beaucoup d'années qu'apparurent pour la première fois ces poètes vulgaires, c'est-à-dire qui dirent en vers vulgaires ce qu'on disait en vers latins; et nous en chercherions en vain, soit dans la langue de l'Oco [2], soit dans la langue du Si, avant cent cinquante ans.
Et ce qui fait que des écrivains inférieurs ont acquis quelque réputation, c'est qu'ils furent les premiers à se servir de la langue vulgaire. Et le premier poète vulgaire ne parla ainsi que pour se faire entendre d'une femme qui n'aurait pas compris des vers latins. Et ceci est contre ceux qui riment sur des sujets autres que des sujets amoureux, puisque ce mode de s'exprimer fut dès le commencement consacré seulement au parier d'amour. [3]
C'est ainsi que, comme on a accordé aux poètes une plus grande licence de parole qu'aux prosateurs, et que ces diseurs par rimes ne sont autres que des poètes vulgaires, il est juste et raisonnable de leur accorder plus de licence qu'aux autres écrivains vulgaires. Donc, si l'on accorde aux poètes des figures ou des expressions de rhétorique, il faut l'accorder à tous ceux qui parlent en vers.
Nous voyons donc que, si les poètes ont parlé des choses inanimées comme si elles avaient du sens et de la raison, et les ont fait parler ensemble, et non seulement de choses vraies mais de choses qui ne le sont pas (c'est-à-dire de choses qui ne le sont pas et de choses accidentelles comme si elles fussent des substances et des hommes), il convient que celui qui écrit par rimes en fasse autant, non sans raisons, mais avec des raisons qu'on puisse expliquer en prose.
Que les poètes aient fait ainsi que je viens de le dire se voit par Virgile, lequel dit que Junon, c'est-à-dire une déesse ennemie des Troyens, dit à Eole, maître des vents, dans le premier chapitre de l'Enéide: Eole, namque tibi, etc., et que celui-ci lui répondit: Tuus, O regina, quid optes, etc. Et, dans ce même poète, une chose qui n'est pas animée dit à une chose animée dans le troisième chapitre de l'Enéide: Dardanidae duri, etc. Dans Lucain la chose animée dit à la chose inanimée: Multum, Roma, tamen debes civilibus armis. Et dans Horace, l'homme parle à la science même comme à une autre personne. Et non seulement Horace parle, mais il le fait presque comme un interprète du bon Homère dans sa Poétique: dic mihi, Musa, virum. Suivant Ovide, l'Amour parle comme s'il était une personne humaine, au commencement du livre de Remedio d'amore: Bella mihi, video, bella parantur, ait. Et c'est par tout cela que peuvent paraître clairs différens passages de mon livre.
Et afin que les personnes incultes ne puissent se targuer de ce qui vient d'être dit, j'ajoute que les poètes ne parlent pas ainsi sans raisons, et que ceux qui riment ne doivent jamais parler ainsi sans avoir de bonnes raisons de le faire, parce que ce serait une grande honte à celui qui rimerait une chose sous vêtement de figure ou sous couleur de rhétorique, et puis, interrogé, ne saurait en expliquer les paroles de manière à leur donner un sens véritable. Et mon excellent ami [4] et moi nous en connaissons bien qui riment aussi sottement.
NOTES:
[1] Si, dans les vers passionnés de la Vita nuova nous reconnaissons le poète de la Divine Comédie, nous retrouvons ici l'auteur de Il Convito.
[2] Languedoc.
[3] Il Convito.
[4] Guido Cavalcanti.
CHAPITRE XXVI
Cette charmante femme dont il vient d'être question paraissait si aimable aux gens que, quand elle passait quelque part, on accourait pour la voir ce qui me comblait de joie, Et, quand elle s'approchait de quelqu'un, il venait au coeur de celui-ci un sentiment d'humilité tel qu'il n'osait pas lever les yeux ni répondre à son salut. Et ceux qui l'ont éprouvé peuvent en porter témoignage à ceux qui ne le croiraient pas. Elle s'en allait couronnée et vêtue de modestie, ne tirant aucune vanité de ce qu'elle voyait ou entendait dire. Beaucoup répétaient, quand elle était passée: «Ce n'est pas une femme, c'est un des plus beaux anges de Dieu.» D'autres disaient: «C'est une merveille; béni soit Dieu qui a fait une oeuvre aussi admirable».
Je dis qu'elle se montrait si aimable et ornée de toutes sortes de beautés que ceux qui la regardaient ressentaient au coeur une douceur candide et suave telle qu'ils ne sauraient le redire.
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