Et on ne peut la regarder sans soupirer aussitôt. Tout ceci et bien d'autres choses admirables émanent d'elle merveilleusement et efficacement. Aussi, pensant à tout cela, et voulant reprendre le style de sa louange, je voulus dire tout ce qu'elle répandait d'excellent et d'admirable, afin que non seulement ceux qui peuvent la voir, mais les autres aussi, connaissent tout ce que les mots peuvent exprimer.

Ma Dame se montre si aimable [1]
Et si modeste quand elle vous salue
Que la langue vous devient muette et tremblante,
Et les yeux n'osent la regarder.
Elle s'en va revêtue de bonté et de modestie
En entendant les louanges qu'on lui adresse.
Elle semble être une chose descendue du ciel
Sur la terre pour y faire voir un miracle.
Elle est si plaisante à qui la regarde
Que les yeux en transmettent au coeur une douceur
Que ne peut comprendre qui ne l'a pas éprouvée.
Il semble que de son visage émane
Un esprit suave et plein d'amour
Qui va disant à l'âme: soupire! [2]

NOTES:

[1] Tanto gentile e tanto onesta pare....

[2] Commentaire du ch. XXVI.

CHAPITRE XXVII

Je dis que ma Dame montrait tant de grâce que non seulement elle était un objet d'honneur et de louange, mais qu'à cause d'elle bien d'autres étaient louées et honorées. Ce que voyant, et voulant le faire connaître à ceux qui ne le voyaient pas, je résolus de l'exprimer d'une manière significative; et je dis dans le sonnet suivant l'influence que sa vertu exerçait sur les autres femmes.

Celui qui voit ma Dame au milieu des autres femmes
Voit parfaitement toute beauté et toute vertu. [1]
Celles qui vont avec elle doivent
Remercier Dieu de la grande grâce qui leur est faite.
Et sa beauté est douée d'une vertu telle
Qu'elle n'éveille aucune envie
Et qu'elle revêt les autres
De noblesse, d'amour et de foi.
A sa vue, tout devient modeste,
Et non seulement elle plaît par elle-même,
Mais elle fait honneur aux autres.
Et tout ce qu'elle fait est si aimable
Que personne ne peut se la rappeler
Sans soupirer dans une douceur d'amour. [2]

NOTES:

[1] Vede perfettamente ogni salute....

[2] Commentaire du ch. XXVII.

CHAPITRE XXVIII

Après cela, je me mis un jour à songer à ce que j'avais dit de ma Dame, c'est-à-dire dans les deux sonnets précédents, et, voyant dans ma pensée que je n'avais rien dit de l'influence qu'elle exerçait présentement sur moi, il me parut qu'il manquait quelque chose à ce que j'avais dit d'elle, et je me proposai d'exprimer comment je me sentais soumis à son influence, et ce que celle-ci me faisait éprouver.

L'amour m'a possédé si longtemps [1]
Et m'a tellement habitué à sa domination
Qu'après avoir été d'abord douloureux à supporter
Il est devenu d'une grande douceur pour mon coeur.
Aussi quand j'ai perdu tout mon courage
Et que mes esprits semblent m'abandonner,
Alors mon âme débile sent
Une telle douceur que mon visage pâlit.
Puis l'amour prend un tel pouvoir sur moi
Que mes soupirs se mêlent à mes paroles,
Et en sortant implorent
Ma Dame pour qu'elle me rende à moi-même.
Cela m'arrive toutes les fois qu'elle me voit,
Et à un point tel qu'on aurait de la peine à le croire.

NOTE:

[1] Si lungamente m'ha tenuto amore....

CHAPITRE XXIX

Quomodo sedet sola civitas plena populo? Fatta est quasi vidua domina gentium. [1]

Je pensais encore à la canzone qui précède, et je venais d'en écrire les derniers mots, quand le Seigneur de la justice appela cette beauté sous l'enseigne glorieuse de Marie, cette reine bénie pour qui cette bienheureuse Béatrice avait une telle adoration. [2] Et, bien que l'on aimât peut-être à savoir comment elle fut séparée de nous, je n'ai pas l'intention d'en parler ici, pour trois raisons: la première est que cela ne rentre pas dans le plan de cet écrit, si l'on veut bien se reporter à la préface (praemio) qui précède ce petit livre; la seconde est que, en fût-il autrement, ma plume serait inhabile à traiter un pareil sujet; la troisième est que, si je le faisais, il faudrait me louer moi-même, ce qui est tout à fait blâmable. [3]

Je laisse donc à un autre glossatore de faire ce récit. Cependant, comme dans ce qui précède il a été souvent question du nombre 9, ce qui n'a pas dû être sans raison, et que ce nombre paraît jouer un grand rôle dans son départ, il faut bien que j'en dise quelque chose, et ce sera tout à fait à propos. Je dirai d'abord comment eut lieu son départ, et puis je signalerai plusieurs raisons qui nous montreront que ce nombre 9 lui a toujours tenu fidèle compagnie.

NOTES:

[1] Comment se fait-il que paraît déserte une ville si peuplée? La reine des nations est maintenant comme vide. (Lamentations de Jérémie.)

[2] Commentaire du ch. XXIX.

[3] Il Convito, trait. i, ch. I.

[4] 2. Qual numero pu a lei colanto amico. Ce mot amico ne doit pas être pris dans le sens de favorable. Il comporte plutôt l'idée de compagnie habituelle.

CHAPITRE XXX

Je dis que son âme très noble nous quitta à la première heure du neuvième jour du mois, suivant le style [1] d'Italie, et que suivant le style de Syrie [2] elle partit le neuvième jour de l'année dont le premier mois s'appelle Tilmin (ou Tisri), et correspond à notre mois d'octobre. Elle est donc partie, suivant notre style, dans cette année de notre indiction [3], c'est-à-dire des années du Seigneur où le nombre 9 s'est complété neuf fois dans le siècle où elle est venue au monde. Elle appartient donc au treizième siècle des Chrétiens.

Pourquoi ce nombre lui était si familier peut venir de ce que, suivant Ptolémée et suivant les vérités chrétiennes, il y a neuf cieux mobiles (au-dessous de l'Empyrée, seul immobile), et, suivant la commune opinion des astrologues, ces neuf cieux exercent ici-bas leurs influences suivant leurs propres conjonctions. Or, on dit que ce nombre lui était familier parce que, lors de son engendrement tous ces neuf cieux mobiles s'étaient parfaitement combinés. En voilà une raison. Mais en y regardant de plus près, et suivant une vérité incontestable, ce nombre 9 fut elle-même, je veux dire par similitude; et voici comment je l'entends.

Le nombre 3 est la racine de celui de 9, puisque sans l'aide d'aucun autre nombre, en se multipliant par lui-même, il fait 9, car il est clair que trois fois trois font 9.

Donc 3 est par lui-même le facteur de 9, et si le facteur des miracles est par lui-même 3, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, lesquels sont trois et un, cette femme fut accompagnée du nombre 9, ce qui fait entendre qu'elle fut elle-même un 9, c'est-à-dire un miracle dont on ne trouve la racine que dans l'admirable Trinité.

On pourra encore en trouver une raison plus subtile; mais voilà ce que j'y vois et ce qu'il me plaît le plus d'y voir. [4]

NOTES:

[1] On appelle style la manière de compter dans le calendrier.

[2] Béatrice mourut le 9 juin 1290, c'est-à-dire le neuvième mois de l'année syriaque. Comme celle-ci commençait à partir du mois tismin on tisri, lequel est pour nous octobre, le neuvième mois, calculé suivant le style de Syrie, correspondait au mois de notre année, juin 1290 (Giuliani).

[3] Indiction, terme de chronologie. Révolution de quinze années, que l'on recommence toujours par une, lorsque le nombre de quinze est fini.

[4] Commentaire du ch. XXX.

CHAPITRE XXXI

Après que cette noble créature eut été séparée du monde, toute cette ville demeura comme veuve et dépouillée de tout ce qui faisait son ornement. Et moi, pleurant encore dans la cité désolée, j'écrivis aux princes de la terre [1] au sujet de la condition nouvelle où elle allait se trouver, en partant de cette lamentation de Jérémie: «Quomodo sedet sola civitas...?» Et je le dis pour qu'on ne s'étonne pas que j'en aie fait le titre de ce qui devait suivre. Et si l'on voulait me reprocher de ne pas y avoir ajouté les mots qui suivent ce passage, c'est que mon intention avait d'abord été de ne les écrire qu'en langue vulgaire, et que ces paroles latines, si je les avais reproduites, n'auraient pas été conformes à mon intention. Et je sais bien que l'ami à qui j'adressais ceci préférait également que je l'écrivisse en vulgaire.

NOTE:

[1] Ces mots «princes de la terre» Scrivi a' principi della terra, doivent être pris dans le sens de «principaux de la ville». Voir au commentaire du ch. XXXI.

CHAPITRE XXXII

Après avoir pleuré quelque temps encore, mes yeux se trouvèrent fatigués à ce point que je ne pouvais arriver à épancher ma tristesse. Je pensai alors à essayer d'y parvenir en écrivant ma peine, et je voulus faire une canzone où je parlerais de celle qui m'avait abîmé dans la douleur.

Mes yeux, en exhalant les souffrances de mon coeur, [1]
Ont versé tant de larmes amères
Qu'ils en sont restés désormais épuisés.
Aujourd'hui, si je veux épancher la douleur
Qui me conduit peu à peu à la mort,
Il faut que je me lamente à haute voix.
Et comme je me souviens que c'est avec vous,
Femmes aimables, que j'aimais à parler
De ma Dame, quand elle vivait,
Je ne veux en parler
Qu'à des coeurs exquis comme sont les vôtres.
Je dirai ensuite en pleurant
Qu'elle est montée au ciel tout à coup,
Et a laissé l'Amour gémissant avec moi.
Béatrice s'en est allée dans le ciel.
Dans le royaume où les Anges jouissent de la paix,
Et elle y demeure avec eux.
Ce n'est ni le froid ni le chaud qui l'a enlevée
Comme les autres, Mesdames,
Ce n'est que sa trop grande vertu. [2]
Car l'éclat de sa bonté
A rayonné si haut dans le ciel
Que le Seigneur s'en est émerveillé,
Et qu'il lui est venu le désir
D'appeler à lui une telle perfection.
Et il l'a fait venir d'ici-bas
Par ce qu'il voyait que cette misérable vie
N'était pas digne «l'une chose aussi aimable. [3]
Son âme si douce et si pleine de grâce
S'est séparée de sa belle personne,
Et elle réside dans un lieu digne d'elle.
Celui qui parle d'elle sans pleurer
A un coeur de pierre.
Et quelque élevée que soit l'intelligence,
Elle ne parviendra jamais à la comprendre
Si elle ne s'appuie sur la noblesse du coeur,
Et elle ne trouvera pas de larmes pour elle.
Mais tristesse et douleur,
Soupirs et pleurs à en mourir,
Et renoncement à toute consolation
Sont le lot de celui qui regarde dans sa propre pensée
Ce qu'elle fut, et comment elle nous a été enlevée.
Je ressens toutes les angoisses des soupirs
Quand mon esprit opprimé
Me ramène la pensée de celle qui a déchiré mon coeur.
Et souvent, en songeant à la mort,
Il me vient un désir plein de douceur
Qui change la couleur de mon visage.
Quand je m'abandonne à mon imagination,
Je me sens envahi de toutes parts
Par tant de douleur que mon coeur en tressaille.
Et je deviens tel
Que, la honte me séparant du monde.
Je viens pleurer dans la solitude.
Et j'appelle Béatrice, et je dis:
Tu es donc morte à présent!
Et de l'appeler me réconforte.
Dès que je me trouve seul,
Mon coeur se fond en pleurs et en soupirs,
Et qui le verrait en aurait compassion.
Ce qu'est devenue ma vie
Depuis que ma Dame est entrée dans sa vie nouvelle,
Ma langue ne saurait le redire.
Aussi, Mesdames, ce que je suis devenu,
Je le voudrais que je ne saurais l'exprimer.
La vie amère qui me travaille
M'est devenue si misérable
Qu'il semble que chacun me dit: je t'abandonne,
Tant mon aspect est mourant.
Mais tel que je suis devenu, moi, ma Dame le voit,
Et j'espère encore d'elle quelque compassion.
O ma plaintive canzone, va-t'en en pleurant
Trouver les femmes et les jeunes filles
A qui tes soeurs [4] avaient coutume d'apporter de la joie;
Et toi, fille de la tristesse,
Va, pauvre affligée, et demeure auprès d'elles. [5]

NOTES:

[1] Gli occhi dolenti per pietà del care....

[2] Elle n'est pas morte de maladie comme les autres.

[3] Se reporter à la Canzone du ch. XIX.

[4] Ce sont les autres Canzoni.

[5] Commentaire du ch.