Et comme c'était les pensées qui me parlaient pour elle qui l'emportaient, c'est à elle que j'ai cru devoir adresser ce sonnet.
Une pensée charmante s'en vient souvent, [1]
En me parlant de vous, demeurer en moi.
Elle me parle avec tant de douceur
Qu'elle y entraîne mon coeur.
Mon âme dit alors à mon coeur: qui donc
Vient consoler ainsi notre esprit,
Et dont le pouvoir est si grand
Qu'il ne laisse plus en nous d'autre pensée?
Et mon coeur répond: O âme pensive,
C'est un nouveau souffle d'amour
Qui m'apporte ses désirs;
Et il a tiré sa vie et son pouvoir
Des yeux de cette compatissante
Que nos souffrances avaient tellement émue. [2]
NOTES:
[1] Gentil pensiero che mi parla di vui....
[2] Commentaire du ch. XXXIX.
CHAPITRE XL
Un jour, vers l'heure de none, il s'éleva en moi contre cet adversaire une puissante imagination qui me fit apparaître cette glorieuse Béatrice avec ce vêtement rouge sous lequel elle s'était montrée à moi pour la première fois. Alors, je me mis à penser à elle, et me reportant à l'ordre du temps passé je me souvins, et mon coeur commença à se repentir douloureusement du désir dont il s'était si lâchement laissé posséder pendant quelques jours, en dépit de la constance de la raison. Et rejetant tout désir coupable, mes pensées retournèrent à la divine Béatrice. Et depuis lors je commençai à penser à elle de tout mon coeur honteux, de sorte que je ne cessais de soupirer.
Et presque tous mes soupirs disaient en sortant ce qui se disait dans mon coeur, c'est-à-dire le nom de cette femme, et comment elle nous avait quittés. Et alors que se renouvelaient ces soupirs, se renouvelaient en même temps les pleurs interrompus, de sorte que mes yeux paraissaient être devenus deux choses qui ne souhaitaient plus que de pleurer. Et il arrivait que par la longue continuité de ces pleurs, ils finissaient par s'entourer de cette rougeur qui est le stigmate des pensées martyrisantes. Aussi furent-ils si bien compensés de leur sécheresse que désormais ils ne purent regarder personne sans que toutes ces pensées leur revinssent.
Aussi voulant que ces désirs coupables et ces vaines tentations fussent détruits de manière qu'il ne restât aucune signification de ce qui précède, j'ai voulu faire ce sonnet qui le fit bien comprendre.
Hélas, par la force des soupirs [1]
Qui naissent des pensées contenues dans mon coeur,
Mes yeux sont vaincus et ne sont plus capables
De regarder ceux qui les regardent.
Et ils sont devenus tels qu'ils semblent n'avoir plus que deux désirs:
Celui de pleurer, et celui de montrer leur douleur,
Et souvent ils pleurant tellement que l'Amour
Les cerne des stigmates du martyre.
Ces pensées, et les soupirs que je pousse
Me remplissent le coeur de telles angoisses
Que l'Amour s'évanouit en gémissant.
Et ils gardent douloureusement inscrit le nom de ma Dame
Et tout ce que j'ai pu dire de sa mort. [2]
NOTES:
[1] Lasso! per forza de' molti sospiri....
[2] Commentaire du ch. XL.
CHAPITRE XLI
Après que j'eus rendu cet hommage à sa mémoire, il arriva que tout le monde venait voir cette image bénie que Jésus-Christ nous a laissée de sa belle figure [1], image que ma Dame voit glorieusement aujourd'hui. Une troupe de pèlerins passait par un chemin qui se trouve au milieu de la ville «où elle est née, où elle a vécu, où elle est morte....» Et ils me semblaient marcher pensifs.
Et moi, songeant à eux, je me disais: ces pèlerins me paraissent venir de loin, et je ne crois pas qu'ils aient entendu parler de cette femme, et ils ne savent rien d'elle. Aussi pensent-ils à tout autre chose, peut-être à leurs amis lointains que nous ne connaissons pas. Si je pouvais les entretenir un peu, je les ferais pleurer avant qu'ils ne sortent de cette ville, parce que je leur dirais des paroles qui feraient pleurer quiconque les entendrait. Aussi, après qu'ils eurent disparu, je me proposai de faire un sonnet qui exprimerait ce que je m'étais dit en dedans de moi, et pour qu'il fût plus touchant, je fis comme si j'eusse parlé à eux-mêmes.
O pèlerins, qui marchez en pensant [2]
Peut-être à ceux qui sont loin de vous,
Vous venez donc de bien loin,
Comme on en peut juger par votre aspect;
Car vous ne pleurez pas, en traversant
Cette ville affligée,
Comme des gens qui ne savent rien
De ce qui la plonge dans la désolation.
Si vous vouliez rester et l'entendre,
Mon coeur me dit en soupirant
Que vous n'en sortiriez qu'en pleurant.
Cette ville a perdu sa Béatrice.
Et tout ce qu'on peut dire d'elle
Est fait pour faire pleurer les autres. [3]
NOTES:
[1] C'est ce qu'on a appelé le mouchoir de Sainte-Véronique, sur lequel, suivant la légende, se serait imprimée la figure de Jésus, alors que Véronique essuyait la sueur qui la recouvrait lors de la montée au Calvaire. Ce mouchoir aurait été conservé dans une église de Rome, où il était l'objet de pèlerinages.
[2] Deh peregrini, che pensosi andate....
[3] Commentaire du ch. XLI.
CHAPITRE XLII
Puis deux nobles dames me firent prier de leur envoyer quelques-uns de mes vers. Et moi, voyant qui elles étaient, je me proposai de le faire et de leur envoyer quelque chose de nouveau que je leur adresserais pour répondre d'une manière honorable à leur prière. Je fis donc un sonnet qui exprimait l'état de mon esprit, accompagné du précédent, avec un autre qui commençait par Venite a intendere [1]. Voici ce sonnet.
Bien au delà de la sphère qui parcourt la plus large évolution [2]
Monte le soupir qui sort de mon coeur.
Une intelligence nouvelle que l'Amour
En pleurant met en loi le pousse tout en haut.
Quand il est arrivé là où il aspire
Il voit une femme qui est l'objet de tant d'honneur
Et brille d'une telle lumière
Qu'elle fascine et attire ce souffle errant.
Il la voit si grande que, lorsqu'il me le redit,
Je ne le comprends pas, tant il parie subtilement
Au coeur souffrant qui le fait parler.
Mais je sais, moi, que c'est de cette charmante créature qu'il parle,
Car il me rappelle souvent le nom de Béatrice,
De sorte, chères Dames, que je le comprends alors. [3]
NOTES:
[1] Venite a intendere i miei sospiri....(Voir le sonnet du ch. XXIII.)
[2] Oltre la spera che più larga gira.... C'est la sphère la plus élevée et la plus rapprochée de l'Empyrée, c'est-à-dire le sommet de la fin de l'Univers.
[3] Commentaire du ch. XLII.
CHAPITRE XLIII
Après que ce sonnet fut achevé, m'apparut une vision merveilleuse dans laquelle je vis des choses qui me décidèrent à ne plus parler de cette créature bénie, jusqu'à ce que je pusse le faire d'une manière digne d'elle. Et je m'étudie à y arriver, autant que je le puis, comme elle le sait bien.
Si bien que, s'il plaira à celui par qui vivent toutes les choses que ma vie se prolonge encore de quelques années, j'espère dire d'elle ce qui n'a encore été dit d'aucune autre femme.
Et puis, qu'il plaise à Dieu, qui est le Seigneur de toute grâce que mon âme puisse s'en aller contempler la gloire de sa Dame, c'est-à-dire de cette Béatrice bénie qui regarde la face de celui qui est per omnia saecula benedictus!....
FIN DE LA VITA NUOVA
ÉPILOGUE
Les lecteurs de la Vita Nuova peuvent désirer de savoir si Dante a toujours été fidèle à la mémoire de sa bien-aimée, après avoir repoussé la séduction à laquelle il avait cédé dans un entraînement bientôt suivi de regrets et de repentir. Je dirai, non pas ce que j'en sais, mais ce qu'il me sera permis d'exprimer, en dehors de ce qu'ont prétendu nous apprendre la légende, la tradition ou l'imagination des intarissables commentateurs de l'oeuvre dantesque.
Oui, l'âme de Dante a été fidèle à la mémoire de Béatrice. Car, c'est peu de jours avant que sa glorieuse dépouille fût reçue par la modeste église de Ravenne que, dans des pages immortelles, il se montrait lui-même, son voyage terminé, regagnant la terre, et la laissant, elle, au séjour des Bienheureux, devant cette lumière surhumaine qui était Dieu, et, dans l'étincelante fulguration de la Rose mystique. [1]
Mais son coeur était resté sur la terre; séparé à jamais de sa Béatrice que le ciel avait réclamée, séparé de toutes ses affections familiales que sa patrie lui refusait, il n'a pu sans doute le tenir définitivement fermé aux séductions qu'il devait rencontrer sur sa route, et à ce besoin d'aimer que laissent transparaître ses haines les plus vivaces et ses plus ardentes indignations.
Que savons-nous donc? Je ne veux faire aucune allusion aux anecdotes, aux racontars que l'on a multipliés, non plus qu'aux déductions hasardées ou purement imaginaires que l'on a tirées de simples mots rencontrés dans son oeuvre, ou de récits douteux. On a même énuméré les maîtresses de Dante. Sans doute, on n'y a pas trouvé les mille e tre de don Juan. Mais il y en a plus que le respect dû à la mémoire d'un grand homme ne permettait d'exhumer de rapports suspects ou de sources infirmes et de venir ensuite offrir à l'histoire.
Y eût-il en effet dans la sienne quelques pages regrettables, ne devrions-nous pas jeter sur elles un voile pieux? Car c'est a lui seul qu'il faut demander les secrets de sa vie amoureuse, ou du moins ceux qu'il a voulu lui-même nous laisser entrevoir.
La Divine Comédie est une véritable confession (Ozanam). Mais celle-ci n'a pas été dictée, comme tant d'autres, par quelque vanité cynique ou par une perversion ou un défaut de sens moral. C'est bien la confession des premiers temps de l'Église, confession à haute voix et devant les fidèles assemblés, et dont les larmes et le repentir consacraient l'expiation.
Lorsque Dante, parvenu au sommet du Purgatoire, s'apprêtait à franchir les espaces célestes pour atteindre au Paradis le séjour des Bienheureux, il se trouva soudain en présence de Béatrice transfigurée. Ici se place une scène, peut-être un peu théâtrale, mais dont il serait difficile de méconnaître la tragique grandeur. [2]
Ce n'était plus la jeune fille de Florence, couronnée et vêtue de candeur et de modestie, tanto gentile e tanto modesta.
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