C'était une sainte d'une grandeur écrasante. Sa tête était recouverte d'un voile blanc ceint d'olivier; elle portait un manteau vert sur un vêtement couleur de feu. Son aspect était fier et royal, et sa voix était celle du commandement. Et sa beauté surpassait la beauté qui surpassait déjà celle des autres, au temps où elle était encore avec elles.
«Regarde-moi, lui dit-elle, je suis, je suis bien Béatrice.»
Puis, s'adressant aux créatures célestes qui l'entouraient: «la grâce divine avait si bien doué celui-ci que, dès le principe de sa vie, il semblait que toute habitude droite devait produire en lui des effets merveilleux. Mais une terre fournie de mauvaises semences et mal cultivée, devient d'autant plus mauvaise elle-même et plus sauvage qu'elle possédait plus de vigueur. Je l'ai soutenu quelque temps par mon aspect en lui montrant mes jeunes yeux. Je le menais avec moi sur le droit chemin. Dès que je m'approchai de ma seconde vie, il s'est séparé de moi et il s'est donné à d'autres. Alors que mon corps s'est élevé à l'état d'esprit, et que j'eus grandi en beauté et en vertu, je lui devins moins chère et moins agréable. Il tourna ses pas vers un chemin mensonger, courant après des images séduisantes et fausses qui ne rendent rien de ce qu'elles promettent.»
Puis, s'adressant à Dante lui-même: «Tu vas entendre quel effet contraire devait te produire l'enfouissement de ma chair. Ni la nature ni l'art ne t'a jamais représenté la beauté aussi bien que la belle enveloppe qui m'avait revêtue, et qui n'était plus que de la terre. Et, quand cette beauté suprême est venue à te manquer par ma mort, quelle chose mortelle devait donc attirer tes désirs?... Et alors que tu n'avais plus l'excuse de la jeunesse et de l'inexpérience [3], devais-tu te laisser séduire par la beauté de quelque jeune fille et par d'autres vanités dont la jouissance devait être éphémère?...»
Dante se tenait d'abord devant elle «comme les enfans honteux et muets, la tête baissée, qui restent à écouter, reconnaissant leurs fautes et se repentant, et à peine put-il articuler: «Ce que je rencontrais avait attiré mes pas par des plaisirs trompeurs, après que votre visage eut disparu de mes yeux....»
Puis il se sentit pénétré d'un repentir si poignant qu'il s'abîmait aux pieds de la Sainte et, vaincu par la violence de ses émotions, il s'évanouit.
Et les anges qui volaient autour de Béatrice chantaient: «In te, Domine, speravi....» Et les créatures célestes imploraient son pardon, et elles chantaient: «Nous sommes nymphes dans ce séjour, nous sommes étoiles dans le ciel, tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints vers ton fidèle qui pour te voir a fait tant de chemin, et permets-lui de contempler ta seconde beauté....»
NOTES:
[1] C'est l'année même de sa mort qu'il écrivait dans son cantique du Paradis les derniers chants de la Divine Comédie. Il a donné le nom de Rose mystique à l'extraordinaire figuration qu'il a tentée de l'Assemblée des Bienheureux dans l'Empyrée.
[2] Ce qui suit est emprunté au Purgatoire de la Divine Comédie.
[3] Voir la note de la page 14 de l'Introduction.
COMMENTAIRES
CHAPITRE PREMIER
On a généralement interprété ce titre: La Vita nuova, dans le sens Ce période de la vie succédant à une autre période.
Fraticelli, l'un des éditeurs et des commentateurs les plus autorisés de la Vita nuova (comme de la Divina Commedia), pense que le mot nuova peut être pris dans le sens où le Poète l'emploie souvent, nuova età, jeune âge, enfance ou jeunesse. La Vita nuova signifierait ainsi ma jeunesse, histoire de ma jeunesse. [1]
Une telle interprétation m'avait paru d'abord très acceptable: mais il me semble que le texte: incipit vita nuova (ici commence une vie nouvelle) ne saurait laisser de doute sur le sens que l'auteur a entendu donner au titre de son livre.
Quoi qu'il en soit, il s'explique lui-même très nettement sur la genèse de ce livre, comme aussi sur les époques respectives auxquelles on peut en rapporter les diverses parties, c'est-à-dire soit la prose soit les vers.
Il y a dans toutes les langues certains mots qui n'ont pas dans telle autre leur correspondant exact. Il en est ainsi du mot gentile que l'on rencontre à chaque page dans la Vita nuova.
Si l'on ouvre un dictionnaire italien-français, on trouve que gentile s'emploie dans le sens de agréable, noble, gracieux, gentil, qui a bon air ou bonne mine.
Aujourd'hui, dans le langage courant, le sens le plus habituel de gentile (auquel répond gentilezza) est: aimable, avec une idée de distinction qui y ajoute un caractère particulier de courtoisie.
Dans la Vita nuova, cette qualification accompagne habituellement le mot donna (femme), soit parce qu'il répondait à l'attrait que la femme exerçait sur le Poète, soit parce que les femmes qu'il introduisait dans son poème appartenaient toutes à une certaine classe de la Société. Il accompagne à chaque instant le nom de Béatrice, et celle-ci est souvent désignée simplement par questa gentile, ou la gentilissima. Et la donna gentile est devenue la désignation typique de Béatrice.
Il m'a donc fallu remplacer le mot gentile par les différentes épithètes que m'offrait le vocabulaire français, sauf le mot gentil qui n'aurait guère rencontré ici d'application.
Quelques explications sont encore nécessaires au sujet du mot donna. Le mot donna répond exactement au mot français femme, et s'applique comme celui-ci au sexe féminin en général. Mais nous ne trouvons pas en italien de mot correspondant exactement au mot dame, qui, en France ne s'applique qu'à certaines conditions sociales.
Le mot signora accompagne en général un nom propre, et ailleurs correspond au mot épouse, que nous n'employons guère dans le langage courant.
Madonna, dont nous avons fait Madone, n'est qu'une abréviation de mia donna. Il ne s'emploie que pour les femmes mariées, et madonna Bice, madonna Vanna semblerait signifier (on l'a du moins supposé), que Bice (Béatrice) et Vanna (Giovanna) étaient mariées.
Mademoiselle se dit madamigella ou signorina; ce dernier mot, plus usité, accompagne habituellement le nom de la personne.
Dante applique le mot donna aux demoiselles comme aux femmes. Dans la Vita nuova, Béatrice est toujours désignée sous le nom de donna, donna Beatrice, ou la donna gentile.
Il n'emploie que deux fois un nom correspondant à celui de demoiselle: donne e donzelle, dans les sonnets du chapitre XIX et du chapitre XXXII.
NOTE:
[1] Donna pietosa e di novella etate (di giovanile età).—lo son pargoletta (jeune fille), Bella e nuova.
CHAPITRE II
Ce n'est pas auprès des lecteurs de la Vita nuova qu'il est nécessaire d'insister sur la réalité de l'existence de Béatrice, que l'on s'est plu quelquefois à traiter de pur symbole et de création imaginaire. La Vita nuova est un hymne enthousiaste à L'Amour glorieux et un lamento touchant sur l'Amour brisé. C'est la voix d'un coeur qu'elle fait entendre, et le coeur ne peut se méprendre à la vérité de ses accens.
On a élevé des doutes sur l'identité de la Béatrice de la Vita nuova avec une Béatrice Portinari. On a prétendu que l'amie de Dante ne s'appelait pas Béatrice de son propre nom, et que celui de Béatrice était alors un nom banal et tellement répandu qu'il ne pouvait que servir au secret que le Poète prétendait garder, alors qu'il le prononce même avant, mais surtout après la mort de celle qu'il avait tant aimée. Et ceci peut s'appuyer sur le sens énigmatique de ce passage où il dit: «l'ont appelée Béatrice ceux qui ne savaient quel nom lui donner.» Suivant Giuliani, ceci voudrait dire que lorsqu'on la voyait, on lui appliquait involontairement le nom de Béatrice, tant ce nom paraissait lui convenir. [1]
Voici le récit de la première rencontre de Dante avec Béatrice, tel qu'il paraît pouvoir être reconstitué, d'après Boccace.
Au mois de mai de l'année 1274, avait lieu à Florence la fête du Printemps, qu'une coutume gracieuse et poétique avait sans doute empruntée à des souvenirs païens. Ces fêtes du renouveau se célébraient du reste également dans les pays environnans. [2] Réjouissances publiques et fêtes particulières mettaient alors la ville en liesse.
Un signor Folco Portinari donnait à cette occasion une fête privée. L'Alighieri, père de Dante, était au nombre des invités. Ce Folco Portinari était un personnage riche et considérable dans le parti Guelfe.
A cette époque, il n'y avait pas à proprement parler d'aristocratie à Florence. Celle-ci ne s'y est établie, au profit des marchands riches, que plus tard, après que les Médicis eurent introduit dans la république Florentine des institutions plutôt monarchiques.
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