Dans la quatrième, je me mets à parler à une personne indéfinie, bien que dans ma pensée elle soit bien définie.
La deuxième partie commence à: puisque tu as donné ... la troisième à: et si je te refuse ... la quatrième à: celui qui ne mérite pas....
Les accens douloureux qu'inspire à Dante la mort de cette jeune femme, dont il put contempler le corps charmant, gisant au milieu de femmes éplorées, sont de nature à laisser croire que son coeur avait pris une part assez particulière à ce douloureux événement. Mais il faut tenir compte de l'exaltation facile de sa sensibilité, et de l'exubérance habituelle propre à la poésie trécentiste. D'ailleurs son âme a toujours été hantée par la pensée de notre fin mortelle, elle s'y complaisait; et l'on pourrait dire que le poète de la Divine comédie a vécu dans la mort.
Dès les premières expressions de son amour juvénile et craintif et dans les courts épanouissemens de ses béatitudes, on sent toujours planer au-dessus de ses joies comme de ses douleurs la conscience que l'image de son idole ne tardera pas à s'évanouir, et une ardente aspiration à s'en aller avec elle.
Mais ce n'est pas seulement un des caractères les plus originaux de la poésie de Dante; c'est également un des caractères de toute la poésie du dolce stil nuovo, cette mélancolie qui jette son ombre sur les manifestations les plus joyeuses et les plus passionnées [1]. C'est ainsi que, peu après lui, Pétrarque célébrait les triomphes de la Mort, entre les triomphes de l'Amour et ceux de la Renommée.
Laissons passer plusieurs siècles, et nous entendrons le poète de la tristesse et de la désespérance nous redire, comme les rimeurs du dolce stil nuovo, que: con l'amoroso affetto un desiderio di morte si sente. On connaît le beau poème de Leopardi: Amore e morte.
Le destin a engendré en même temps
Deux frères, l'Amour et la Mort.
Il n'y a dans le monde, il n'y a dans les étoiles
Nulle autre chose aussi belle.
De l'une naît le bien
Et naissent les plus grands plaisirs
Qui se rencontrent dans la mer de l'Être.
L'autre détruit tous les maux
Et toutes les douleurs....
Ne serait-ce pas un sujet intéressant que de rapprocher et comparer entre elles les mélancolies issues des terres ensoleillées du Midi, et les tristesses, filles des régions embrumées du Nord?
NOTE:
[1] SCHERILLO, alcuni capitoli della vita di Dante.
CHAPITRE IX
Cavalcando l'atro ier per un cammino....
Ce Sonnet a trois parties: dans la première, je dis comment je rencontrai l'Amour et sous quelle apparence; dans la deuxième, je dis ce qu'il m'a dit, quoique pas complètement, de peur de découvrir mon secret. Dans la troisième, je dis comment il disparut. La seconde partie commence à: quand il me vit ... la troisième à: alors je pris ...
On peut remarquer que ceci ne nous est pas donné précisément comme une vision ou une hallucination, mais comme le travail d'une imagination hantée par des pensées obstinées. Ce ne serait donc que la traduction de ces pensées sous une forme figurative.
Lorsque le Poète évoque la présence et l'inspiration de l'Amour, ce n'est sans doute qu'une manière d'exprimer ce qui se passait au dedans de lui-même. Lorsque l'Amour lui apparaît brillant et joyeux, c'est que son âme était allègre et ouverte à de douces perspectives. S'il lui apparaît ici mal vêtu, hésitant et inquiet, c'est que son âme à lui était inquiète et hésitante. Et ce qui la rendait ainsi, c'était la préoccupation de sa propre dissimulation, de la défense de son amour (comme il l'appelait) qu'il avait perdue, et qu'il songeait déjà à remplacer, avec un empressement où l'on ne saurait nier qu'il y n'eût quelque chose de suspect; c'était enfin un certain malaise, peut-être quelque reproche muet de sa conscience, quand il regardait du côté de la belle rivière, symbole de son amour si pur.
Il y a en effet dans le langage énigmatique qu'il se fait tenir par l'Amour la trace d'arrière-pensées que, suivant son habitude, il ne peut s'empêcher de laisser entrevoir, tout en laissant surtout à deviner.
Si l'Amour lui a rapporté son coeur d'auprès de celle qui avait servi de défense à son secret pour qu'il lui serve près d'une autre, c'est donc que son coeur était en jeu dans cette simulation d'amour et que, comme il arrive parfois aux hommes, le grand amour qui l'occupait y laissait encore quelques places disponibles. N'est-ce pas à cela que l'Amour (ou sa conscience) fait allusion quand il lui dit: «moi je suis toujours le même, mais toi tu changes»? Et il lui recommande de n'en rien laisser transpirer.
Et ce n'est pas seulement le départ de la dame de l'église qui sollicite l'effusion de son lyrisme: nous voyons encore la mort d'une femme jeune et belle lui inspirer des accens non moins émus. [1] Et plus tard enfin les témoignages de compassion sympathique qu'il recevra de deux beaux yeux rallumeront en lui toutes les visions de l'amour brisé. [2]
Il semble que, dans ce grand poème en l'honneur de Béatrice, il ait tenu à ce que certains souvenirs, tendres ou charmans, eussent aussi leurs strophes à eux, comme des figures secondaires viennent orner les soubassemens d'un monument élevé à une gloire qu'on a voulu immortaliser.
On s'est beaucoup occupé de cet éloignement de Florence qui devait séparer Dante, pour un temps plus ou moins long, de l'objet constant de ses pensées. Ce n'était certainement pas une partie de plaisir qu'il faisait avec de nombreux (molti) compagnons, mais une obligation qu'il subissait à contre-coeur, et où, jeune homme de vingt ans, il emportait les pensées obsédantes et mélancoliques d'un amoureux contraint s'éloigner d'une maîtresse adorée. J'emprunte au Prof. del Lungo des détails intéressans au sujet de cet incident sur lequel, suivant son habitude, le poète laisse planer une obscurité toujours difficile à éclaircir. [3]
Il y avait à Florence une organisation militaire que les occasions ne manquaient pas de mettre en jeu, qu'il s'agit de se porter au secours de voisins alliés ou de régler des contestations avec des voisins hostiles.
Lorsque la Commune avait décidé quelque expédition de ce genre (di fare le oste), on sonnait le tocsin sur la cloche de la Commune, les boutiques se fermaient, les citoyens et les villageois de quinze à soixante-dix ans s'inscrivaient sur des listes de cinquante noms chacune. Une partie devait prendre la campagne, et l'autre rester à la garde de la ville, en payant (pagando). Et l'on formait un ou plusieurs corps de 200 hommes qui montaient à cheval, escorté chacun d'un compagnon bien armé et d'un cheval équipé; on déployait les enseignes et l'on entrait sur le territoire ennemi (qui n'était généralement pas très éloigné).
Ce fut donc à une expédition de ce genre que Dante dut prendre part. Quelle fut cette expédition, que M. del Lungo rapporte à l'année 1288? Quels en furent le caractère, la destination et la durée? C'est ce qu'il ne lui a pas été possible de déterminer, malgré de patientes recherches parmi les souvenirs et les actes officiels de cette époque. Ce n'était là quelquefois que de simples démonstrations. Était-ce le cours de l'Arno que suivait le corps dont Dante faisait partie? Quoi qu'il en soit, son éloignement de Florence ne paraît pas avoir été de longue durée. [4]
NOTES:
[1] Chapitre VIII.
[2] Chapitre XXXVI.
[3] DEL LUNGO, Beatrice nella vita e nella poesia del secolo XIII, Milano,1891.
[4] Dans le XXIIe chant de l'Enfer de la Comédie, Dante fait allusion à une campagne qu'il aurait faite sur le territoire des Arétins: «J'ai vu des coureurs parcourir vos terres, O Arétins....»
CHAPITRE XI
Il est intéressant de rapprocher du onzième chapitre de la Vita nuova cette pensée de Vauvenargues, c'est-à-dire d'un contemporain de Voltaire et de Diderot:
«Quand un jeune homme ingénu aime pour la première fois, tous ceux qui le connaissent se ressentent de son bonheur. Il tend la main à ceux qui ont voulu lui nuire, il donne, il pardonne, il réconcilie: son amour devient pour lui toutes les vertus.»
N'est-ce pas une même inspiration qui a dicté ces lignes au poète italien et au philosophe français? Et l'on peut se demander si l'un d'eux n'a pas été le reflet direct de l'autre.
CHAPITRE XII
Ballata, io vo'che tu ritruovi amore....
Cette ballade se divise en trois parties: Dans la première, je lui dis où elle doit aller, et je l'encourage pour qu'elle s'en aille plus hardiment, et je lui dis quelle compagnie elle doit prendre pour aller en sécurité et sans courir aucun danger. Dans la seconde partie, je dis ce qu'il lui appartient de faire entendre. Dans la troisième, je la laisse libre de partir quand elle voudra en recommandant son voyage à la fortune. La seconde partie commence à: Dis-lui d'abord avec douceur.... La troisième à: ma gentille ballade....
On pourrait m'adresser un reproche, et dire que l'on ne saurait pas à qui je me serais adressé à la seconde personne, parce que cette ballade n'est autre chose que mes propres paroles: aussi je dis que ce doute, j'entends le résoudre et l'éclaircir dans ce petit livre, ainsi qu'un doute plus grand encore. Et alors comprendra celui qui doutera encore et qui voudra me le reprocher de cette manière.
Si jusqu'ici nous n'avons guère vu dans la partie lyrique qu'une répétition ou un développement de la prose qui la précède, nous trouvons ici deux sujets différans dont l'un est la préparation de l'autre.
Le Poète, dont la pensée, suivant son habitude, s'abrite sous la fiction de l'Amour, se laisse d'abord aller à ses réflexions. Il sent bien qu'il s'est mis dans un mauvais cas.
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