On a cru trouver dans les allusions funestes qui la terminent, et ne sont qu'indiquées dans la réponse de Cino (beaucoup plus claire dans son ensemble), l'expression des angoisses de Béatrice, déjà mariée à l'approche d'un amour qui ne pouvait qu'être coupable [5]. Mais le sonnet ne comportait aucune révélation et ne pouvait donner lieu à aucune suspicion. Ne faut-il pas voir là simplement une allusion mélancolique aux souffrances que peut engendrer toute passion amoureuse, sans aller chercher des explications qui me semblent tout à fait imaginaires?
Je signalerai dans ce sonnet de Guido Cavalcanti un passage absolument amphibologique:
Veggendo
Che la vostra donna la morte chiedea....
Comme, en italien, le sujet et le régime suivent ou précèdent à peu près indifféremment le verbe actif (ce qui n'est usité en français qu'assez exceptionnellement), on pourrait aussi bien traduire: «Votre Dame demandait la mort» ou «la mort demandait (réclamait) votre Dame.» A quel propos cette femme aurait-elle demandé la mort? Le sonnet de Dante ne contenait aucune allusion dans un tel sens. Si la mort la demandait, ne serait-ce pas simplement une allusion à la fragilité de la vie, semblable à celle que le poète de la Vita nuova exprimera plus tard (chap. XXVIII)?
Le langage des rimeurs du trecento, même les plus avancés dans le dolce stil nuovo est, autant qu'il m'a été permis d'en juger par moi-même, beaucoup plus difficile à pénétrer et à reproduire que celui de l'Alighieri. Chez celui-ci, en dehors de l'obscurité symbolique dont il aime à s'envelopper, le style en lui-même est généralement d'une clarté remarquable. [6]
Il me semble que pareille observation peut encore être faite à propos de quelques rimeurs (poètes) modernes.
C'est ainsi que les beaux vers de Leopardi sont certainement plus difficiles à reproduire littéralement en français que ceux de la Vita nuova.
Quoi qu'il en soit, il paraît que dès maintenant nous pouvons saisir bien nettement les deux époques différentes auxquelles appartiennent d'une part la poésie et de l'autre la prose de la Vita nuova.
Ici la poésie, le sonnet, c'est-à-dire l'expression première, n'exprime que de vagues pressentimens sans aucune signification précise.
Dans la prose, c'est-à-dire dans la rédaction manifestement postérieure à la mort de Béatrice, nous voyons celle-ci formellement exprimée: «avec une courtoisie qui est aujourd'hui récompensée dans l'autre vie». [7]
Ceci ne laisse donc aucun doute relativement à la date respective des deux rédactions.
Quant aux éclaircissemens relatifs au premier sonnet de Dante et aux réponses qui lui furent faites, on ne peut que répéter avec M. Melodia: «Cette pauvre Sphinx attendra encore son Oedipe.»
«C'était la première fois que sa voix frappait mes oreilles.» Il paraît donc que ce ne fut pas seulement un salut muet, et que Béatrice y joignit quelques paroles, peut-être un compliment banal que permettait seul la compagnie où elle se trouvait. Mais il faut bien peu de chose pour transporter un amoureux tel que Dante l'était alors.
Il faut remarquer combien celui-ci demeure discret à propos de tout ce qui lui vient de la femme qu'il aime, et comment il s'attache à affirmer la noblesse de son propre amour, et à écarter tout vizioso pensiero, qui pourrait offenser le moins du monde la mémoire de Béatrice. [8] Cependant, nous le verrons plus tard, en parlant de la pâleur des femmes alors qu'elles se sentent touchées par l'amour, avouer qu'il avait vu plus d'une fois pâlir ainsi le visage de Béatrice. [9] Nous devons donc croire, sans que cela doive entraîner aucune atteinte à la pureté de l'affection qu'elle lui portait, qu'il a reçu d'elle des témoignages plus significatifs que ceux qu'il nous laisse à peine entrevoir.
Si, dans les oeuvres uniquement consacrées à la représentation des passions humaines, nous sommes toujours heureux de rencontrer quelques lueurs de sentimens immatériels, nous ne devons pas l'être moins de voir une oeuvre tout idéale et mystique s'éclairer de quelques rayons humains.
NOTES:
[1] Ce sonnet est attribué, dans l'édition de M. Whitehead, à Cino da Pistoja. M. Scherillo semble l'attribuer à Torino de Castel Fiorentino (alcuni capitoli.... p. 330).
[2] Naturalmente chere (chiede) ogn' amadore....
[3] Vedesti al mio parer ogni valore....
[4] Ce seigneur c'est-à-dire l'Amour.
[5] SCHERILLO, alcuni capitoli della biografia di Dante. Voir aussi un article très intéressant de M. Melodia sur le premier sonnet de Dante, dans le Giornale Dantesco, an V, nouv. série, quaderno i-ii.
[6] Je ne connais pas de traduction française du sonnet de Guido Cavalcanti, et n'ai rencontré aucun commentaire italien à son sujet.
[7] Per la sua ineffabile cortesia, la quale è oggi meritata nel gran secolo.
[8] P. GIULIANI, la Vita nuova.
[9] Voir au chapitre XXXVII.
CHAPITRE VII
O voi che per la via d'Amor passate....
Ce sonnet a deux parties principales: dans la première, j'entends appeler les fidèles de l'Amour par ces paroles du prophète Jérémie: O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus [1], et les prier de vouloir bien m'entendre. Dans la deuxième partie je raconte où m'avait mis l'Amour, dans un sens autre que celui que montrent les dernières parties du sonnet, et je dis ce que j'ai perdu. Cette seconde partie commence à: l'Amour, non par mon peu de mérite....
On a recueilli, parmi les pièces se rapportant (spettanti) à la Vita nuova, la Ballade suivante que Fraticelli croit pouvoir affirmer être une de ces cosette per rime que Dante dit avoir écrites (il ne signale pourtant que le sonnet reproduit ici page 39) à propos du départ de la femme qui lui avait servi à dissimuler aux autres son véritable amour (la quale fece schermo alla veritade [2]).
BALLADE
In abito di saggia messaggera....
Revêtue comme une messagère intelligente,
Va, Ballade, sans t'attarder,
Vers cette belle dame à qui je t'envoie.
Et dis-lui combien je sens ma vie réduite à peu de chose.
Ta commenceras par dire que mes yeux,
En regardant sa figure angélique,
Avaient coutume de porter la couronne du désir.
Maintenant qu'ils ne peuvent plus là voir
La mort les fait fondre dans une frayeur telle
Qu'ils en ont fait la couronne du martyre. [3]
Hélas! je ne sais pas vers quel côté les tourner
Pour leur plaisir, si bien que tu me trouveras
A demi-mort si tu ne me rapportes quelque confort
De sa part. Adresse-lui donc une douce prière.
Si l'on trouve les termes de cette ballade un peu vifs, à propos d'une simple simulation, on pourra penser que cette personne lui avait peut-être inspiré un intérêt plus particulier qu'il ne l'avoue. Mais il faudra penser également au langage habituel, et très conventionnel, des poètes, et surtout des rimeurs de ce temps-là. Si aujourd'hui, dans le langage de la polémique usuelle, traiter quelqu'un de scélérat signifie souvent simplement qu'il ne partage pas votre manière de voir, dire à une femme qu'on mourra de son absence pouvait signifier simplement qu'on avait du plaisir à la voir.
NOTES:
[1] O vous tous qui passez, faites attention, et voyez s'il est une douleur semblable à la mienne.
[2] FRATICELLI, La Vita nuova de Dante Alighieri, Fiorenze, 1890.
[3] Cette expression (couronne ou stigmates du martyre) que nous retrouverons encore signifie simplement des paupières profondément cernées.
CHAPITRE VIII
Piangete amanti perchè piange Amore....
Ce premier sonnet se divise en trois parties. Dans la première, j'appelle et je sollicite les fidèles de l'Amour à pleurer, et je dis que leur Seigneur pleure et que, en entendant ce qui le fait pleurer, ils m'écoutent avec attention. Dans la deuxième partie, je raconte la raison de ses pleurs. Dans la troisième, je parle de l'honneur que l'Amour rend à cette femme. La seconde partie commence à: l'Amour entend ... la troisième à; écoutez comment l'amour....
Morte villana, di pietà nemica....
Ce sonnet se divise en quatre parties. Dans la première, j'appelle la Mort par quelques-uns des noms qui lui appartiennent. Dans la deuxième, m'adressant à elle, je dis les raisons pour lesquelles je me mets à l'accuser. Dans la troisième, je la flétris.
1 comment