Je me suis permis de traduire autrement cette phrase. Fraticelli l'a également interprétée dans son commentaire par: lo spirito vocale.

[10] «Malheureux que je suis, je vais me trouver souvent bien empêché.» Nous trouvons plusieurs fois le mot impeditus employé dans le sens de embarrassé, troublé.

[11] C'est d'Hélène passant devant la foule qu'Homère parlait ainsi.

[12] C'est-à-dire de mon esprit.

CHAPITRE III

Après que furent passées neuf années juste [1] depuis la première apparition de cette charmante femme et le dernier jour, je la rencontrai vêtue de blanc, entre deux dames plus âgées. Comme elle passait dans une rue, elle jeta les yeux du côté où je me trouvais, craintif, et, avec une courtoisie infinie, dont elle est aujourd'hui récompensée dans l'autre vie [2], elle me salua si gracieusement qu'il me sembla avoir atteint l'extrémité de la Béatitude. L'heure où m'arriva ce doux salut était précisément la neuvième de ce jour. Et comme c'était la première fois que sa voix parvenait à mes oreilles, je fus pris d'une telle douceur que je me sentis comme ivre, et je me séparai aussitôt de la foule.

Rentré dans ma chambre solitaire, je me mis à penser à elle et à sa courtoisie, et en y pensant je tombai dans un doux sommeil où m'apparut une vision merveilleuse.

Il me sembla voir dans ma chambre un petit nuage couleur de feu dans lequel je distinguais la figure d'un personnage d'aspect inquiétant pour qui le regardait [3]; et il montrait lui-même une joie vraiment extraordinaire, et il disait beaucoup de choses dont je ne comprenais qu'une partie, où je distinguais seulement: «Ego dominus tuus [4] Il me semblait voir dans ses bras une personne endormie, nue [5], sauf qu'elle était légèrement recouverte d'un drap de couleur rouge. Et en regardant attentivement, je connus que c'était la dame du salut, celle qui avait daigné me saluer le jour d'avant. Et il me semblait qu'il tenait dans une de ses mains une chose qui brûlait, et qu'il me disait: «Vide cor tuum [6] Et quand il fut resté là un peu de temps, il me semblait qu'il réveillait celle qui dormait, et il s'y prenait de telle manière qu'il lui faisait manger cette chose qui brûlait dans sa main, et qu'elle mangeait en hésitant. Après cela, sa joie ne tardait pas à se convertir en des larmes amères; et, prenant cette femme dans ses bras, il me semblait qu'il s'en allait avec elle vers le ciel.

Je ressentis alors une telle angoisse que mon léger sommeil ne put durer davantage, et je m'éveillai.

Je commençai aussitôt à penser, et je trouvai que l'heure où cette vision m'était apparue était la quatrième de la nuit, d'où il résulte qu'elle était la première des neuf dernières heures de la nuit. [7] Et tout en songeant à ce qui venait de m'apparaître, je me proposai de le faire entendre à quelques-uns de mes amis qui étaient des trouvères fameux dans ce temps-là. Et, comme je m'étais déjà essayé aux choses rimées, je voulus faire un sonnet dans lequel je saluerais tous les fidèles de l'Amour, et les prierais de juger de ma vision. Je leur écrivis donc ce que j'avais vu en songe:

A toute âme éprise et à tout noble coeur [8]
A qui parviendra ceci
Afin qu'ils m'en retournent leur avis,
Salut dans la personne de leur Seigneur, c'est-à-dire l'Amour.
Déjà étaient passées les heures
Où les étoiles brillent de tout leur éclat,
Quand m'apparut tout a coup l'Amour
Dont l'essence me remplit encore de terreur.
L'Amour me paraissait joyeux.
Il tenait mon coeur dans sa main
Et dans ses bras une femme endormie et enveloppée d'un manteau.
Puis il la réveillait et, ce coeur qui brûlait,
Il le lui donnait à manger, ce qu'elle faisait, craintive et docile,
Puis je le voyais s'en aller en pleurant. [9]

Il vint plusieurs réponses à ce sonnet, et des opinions diverses furent exprimées. Parmi elles fut la réponse de celui que j'appelle le premier de mes amis. Il m'adressa un sonnet qui commence ainsi: «Il me semble que tu as vu la perfection....» [10] Et de là date le commencement de notre amitié mutuelle, quand il sut que c'était moi qui lui avais fait cet envoi. La véritable interprétation de ce sonnet ne fut alors saisie par personne. Mais aujourd'hui elle est saisie par les gens les moins perspicaces. [11]

NOTES:

[1] Dante avait alors 18 ans et Béatrice à peu près 17.

[2] Nel gran secolo.

[3] Ce personnage était l'Amour.

[4] Je suis ton maître.

[5] On a vu dans cette nudité un symbole de virginité. L'opinion exprimée par quelques auteurs que Béatrice était déjà mariée à cette époque, ne saurait se concilier avec cette attribution symbolique.

[6] Vois ton coeur.

[7] Voir au ch. XXX pour ce qui concerne le nombre 9.

[8] A ciascun' alma presa, e gentil cuore....

[9] Commentaire du ch. III.

[10] Cet ami était Guido Cavalcanti, l'un des poètes les plus réputés de cette époque. Il avait répondu: Vedesti al mio parer ogni valore....

[11] On trouvera plusieurs de ces réponses dans le Commentaire du ch. III.

CHAPITRE IV

Après cette vision, ma santé[1] commença à être troublée dans ses fonctions parce que mon âme ne cessait de penser à cette beauté; de sorte que je devins en peu de temps si frêle et si faible que mon aspect était devenu pénible pour mes amis. Et beaucoup poussés par la malice cherchaient à savoir ce que je tenais à cacher aux autres. Et moi, m'apercevant de leur mauvais vouloir, je leur répondais que c'était l'Amour qui m'avait mis dans cet état. Je disais l'Amour parce que mon visage en portait tellement les marques que l'on ne pouvait s'y méprendre. Et quand ils me demandaient: «Pourquoi l'Amour t'a-t-il défait à ce point?» Je les regardais en souriant, et je ne leur disais rien.

NOTE:

[1] Dans le texte: mon esprit naturel.

CHAPITRE V

Il arriva un jour que cette beauté était assise dans un endroit où l'on célébrait la Reine de la gloire[1], et de la place où j'étais je voyais ma Béatitude. Et entre elle et moi en ligne droite était assise une dame d'une figure très agréable, qui me regardait souvent, étonnée de mon regard qui paraissait s'arrêter sur elle; et beaucoup s'aperçurent de la manière dont elle me regardait. Et l'on y fit tellement attention que, en partant, j'entendais dire derrière moi: «Voyez donc dans quel état cette femme a mis celui-ci.» Et, comme on la nommait, je compris qu'on parlait de celle qui se trouvait dans la direction où mes yeux allaient s'arrêter sur l'aimable Béatrice. [1]

Alors je me rassurai, certain que mes regards n'avaient pas ce jour-là dévoilé aux autres mon secret; et je pensai à faire aussitôt de cette gracieuse femme ma protection contre la vérité. Et en peu de temps, j'y réussis si bien que ceux qui parlaient de moi crurent avoir découvert ce que je tenais à cacher.

Grâce à elle, je pus dissimuler pendant des mois et des années. [2] Et pour mieux tromper les autres, je composai à son intention quelques petits vers que je ne reproduirai pas ici, ne voulant dire que ceux qui s'adresseraient à la divine Béatrice, et je ne donnerai que ceux qui seront à sa louange.

NOTES:

[1] La fête de la Vierge.

[2] Il paraît difficile de croire que ce manège ait duré des années.

CHAPITRE VI

Je dirai que pendant que cette femme servait ainsi de protection à mon grand amour, pour ce qui me concernait, il me vint à l'idée de vouloir rappeler le nom de celle qui m'était chère, en l'accompagnant du nom de beaucoup d'autres femmes, et parmi les leurs du nom de celle dont je viens de parler. Et, ayant pris les noms des soixante plus belles femmes de la ville, où ma Dame a été mise par le Seigneur, j'en composai une épître sous la forme de Sirvente [1], que je ne reproduirai pas. Et si j'en fais mention ici, c'est uniquement pour dire que, par une circonstance merveilleuse, le nom de ma Dame ne put y entrer précisément que le neuvième parmi ceux de toutes les autres.

NOTE:

[1] Sirvente, sorte de poésie usitée par les trouvères et les troubadours. C'est peut-être quelque convenance de rime qui aura placé le nom de Béatrice au neuvième rang, sans que le Poète s'en soit d'abord aperçu, mais non sans que son imagination en ait été frappée plus tard (Voir le ch. XXX).

CHAPITRE VII

Cette dame qui m'avait pendant si longtemps servi à cacher ma volonté, il fallut qu'elle quittât la ville où nous étions, pour une résidence éloignée.