De sorte que moi, fort troublé d'avoir perdu la protection de mon secret, je me trouvai plus déconcerté que je n'aurais cru devoir l'être. Et pensant que, si je ne témoignais pas quelque chagrin de son départ, on s'apercevrait plus tôt de ma fraude, je me proposai de l'exprimer dans un sonnet que je reproduirai ici parce que certains passages s'y adresseront à ma Dame, comme s'en apercevra celui qui saura le comprendre.
O vous qui passez par le chemin de l'Amour, [1]
Faites attention et regardez
S'il est une douleur égale à la mienne.
Je vous prie seulement de vouloir bien m'écouter;
Et alors vous pourrez vous imaginer
De quels tourmens je suis la demeure et la clef.
L'Amour, non pour mon peu de mérite
Mais grâce à sa noblesse,
Me fit la vie si douce et si suave
Que j'entendais dire souvent derrière moi:
Ah! A quels mérites
Celui-ci doit-il donc d'avoir le coeur si joyeux?
Maintenant, j'ai perdu toute la vaillance
Qui me venait de mon trésor amoureux,
Et je suis resté si pauvre
Que je n'ose plus parler.
Si bien que, voulant faire comme ceux
Qui par vergogne cachent ce qui leur manque,
Je montre de la gaité au dehors
Tandis qu'en dedans mon coeur se resserre et pleure. [2]
NOTES:
[1] O voi che per la via d'Amore passate.
[2] Commentaire du ch. VII.
CHAPITRE VIII
Après le départ de cette dame, il plut au Seigneur des anges d'appeler à sa gloire une femme jeune et de très gracieuse apparence, laquelle était aimée dans cette ville. Je vis son corps au milieu de femmes qui pleuraient.
Alors, me rappelant l'avoir vue dans la compagnie de ma Dame, je ne pus retenir mes larmes. Et tout en pleurant, je me proposai de dire quelque chose sur sa mort, à l'intention de celle près de qui je l'avais vue. Et c'est à cela que se rapportent les derniers mots de ce que je dis à son sujet, comme le saisiront bien ceux qui le comprendront. Je fis donc les deux sonnets qui suivent:
Pleurez, amans, alors que l'amour pleure, [1]
En entendant ce qui le fait pleurer.
L'Amour entend les femmes sangloter de pitié,
Et leurs yeux témoignent de leur douleur amère.
C'est parce que la mort méchante a exercé
Son oeuvre cruelle sur un coeur aimable
En détruisant, sauf l'honneur [2], ce qui attire aux femmes
Les louanges du monde.
Écoutez comment l'Amour lui a rendu hommage,
Car je l'ai vu sous une forme réelle [3]
Se lamenter sur cette belle image.
Et il levait à chaque instant ses yeux vers le ciel
Où était déjà logée cette âme gracieuse
Qui avait été une femme si attrayante.
Mort brutale, ennemie de la pitié, [4]
mère antique de la douleur,
Jugement dur et irrécusable,
Puisque tu as donné l'occasion à mon coeur affligé
De se livrer à ses pensées,
Ma langue se fatiguera à t'accuser;
Et si je te refuse toute excuse,
Il faut que je dise
Tes méfaits et tes crimes:
Non que le monde les ignore,
Mais pour soulever l'indignation
De quiconque se nourrit d'amour.
Tu as séparé du monde la beauté,
Et ce qui a le plus de prix chez une femme, la vertu.
Tu as détruit la grâce amoureuse
D'une jeunesse joyeuse.
Je ne veux pas découvrir ici davantage la femme
Dont les mérites sont bien connus.
Celui qui ne mérite pas son salut [5]
Qu'il n'espère jamais être en sa compagnie [6].
NOTES:
[1] Piangete amanti, perché piange amore....
[2] C'est-à-dire que la mort peut dépouiller une femme de tout ce qui charmait dans sa personne, mais non l'honneur qui la distinguait.
[3] L'Amour représente ici Béatrice, qui était elle-même présente à cette scène douloureuse.
[4] Morte villana, di pietà nemica....
[5] C'est à Béatrice que s'adressent ces deux derniers vers. Vivre en sa compagnie, c'est-à-dire dans le ciel.
[6] Commentaire du ch. VIII.
CHAPITRE IX
Quelques jours après la mort de cette femme, il survint une chose qui m'obligea de quitter la ville et de me rendre vers l'endroit où était cette aimable femme qui avait servi à protéger mon secret, car le but de mon voyage n'en était pas très éloigné. Et quoique je fusse en apparence en nombreuse compagnie, il m'en coûtait de m'en aller, à ce point que mes soupirs ne parvenaient pas à dégager l'angoisse où mon coeur était plongé dès que je me séparais de ma Béatitude.
Or, le doux Seigneur [1], qui s'était emparé de moi par la vertu de cette femme adorable, m'apparut dans mon imagination comme un pèlerin vêtu simplement d'humbles habits. Il me paraissait hésitant, et il regardait à terre, si ce n'est que parfois ses yeux se tournaient vers une belle rivière, dont le courant était très pur, et qui longeait la route où je me trouvais.
Il me parut alors que l'Amour m'appelait et me disait ces paroles: «Je viens d'auprès de cette femme qui t'a servi longtemps de protection, et je sais qu'elle ne reviendra plus. Aussi, ce coeur que par ma volonté je t'avais fait avoir près d'elle, je l'ai repris et je le porte à une autre belle qui te servira à son tour de protection, comme l'avait fait la première (et il me la nomma, de sorte que je la connus bien). Mais cependant, si de ces paroles que je viens de t'adresser tu devais en répéter quelques-unes, fais-le de manière à ce qu'on ne puisse discerner l'amour simulé que tu avais montré à celle-là et qu'il te faudra montrer à l'autre.»
Ceci dit, toute cette imagination disparut tout à coup, à cause du grand pouvoir que l'Amour semblait prendre sur moi. Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste du jour. Et le jour d'après, je fis le sonnet suivant:
Chevauchant avant hier sur un chemin [2]
Contre mon gré et tout pensif,
Je rencontrai l'Amour au milieu de la route,
Portant le simple vêtement d'un pèlerin.
Il avait un aspect très humble
Comme s'il avait perdu toute sa dignité.
Il marchait pensif et soupirant,
La tête inclinée, comme pour ne pas voir les gens.
Quand il me vit, il m'appela par mon nom
Et dit: Je viens de loin,
Là où ton coeur se tenait par ma volonté,
Et je l'apporte pour qu'il serve à une nouvelle beauté.
Alors je me sentis tellement envahi par lui
Qu'il disparut tout d'un coup, sans que je me fusse aperçu comment. [3]
NOTES:
[1] L'Amour.
[2] Cavalcando l'alta ier per un cammino....
[3] Commentaire du ch. IX.
CHAPITRE X
Après mon retour, je me mis à la recherche de cette femme que mon Seigneur m'avait nommée sur le chemin des soupirs. Et, afin que mon discours soit plus bref, je dirai qu'en peu de temps j'en fis ma protection, si bien que trop de gens en parlèrent, en dépassant les limites de la discrétion et de la courtoisie, ce qui me fut souvent fort pénible. Et il résulta de ces bavardages, qui semblaient m'accuser d'infamie, que cette merveille, qui fut la destructrice de tous les vices et la reine de toutes les vertus, passant quelque part, me refusa ce si doux salut dans lequel résidait toute ma béatitude. Et ici j'interromprai mon récit pour faire comprendre l'effet que son salut exerçait sur moi.
CHAPITRE XI
Lorsqu'elle venait à m'apparaître, dans l'espoir de cet admirable salut, je ne me sentais plus aucun ennemi; une flamme de charité m'envahissait, qui me faisait pardonner à tous ceux qui m'avaient offensé; et à quiconque m'eût alors demandé quelque chose je n'aurais répondu qu'un mot: Amour, l'humilité peinte sur mon visage. Et quand elle était sur le point de me saluer, un esprit d'amour détruisait toutes mes sensations, et se peignait sur mes organes visuels intimidés, et il leur disait: allez honorer votre dame, et ils demeuraient fixés sur elle. Et qui aurait voulu connaître ce que c'est que l'amour n'aurait eu qu'à regarder le tremblement de mes yeux. Et quand cette admirable me saluait, l'amour ne parvenait pas à cacher mon intolérable béatitude: mais je me trouvais écrasé par une telle douceur que mon corps, qui en subissait tout entier l'empire, se mouvait comme un objet inanimé et pesant, ce qui montrait bien que dans son salut habitait ma Béatitude, laquelle surpassait et dominait toutes mes facultés.
CHAPITRE XII
Maintenant, revenant à mon récit, je dirai que, après que ma Béatitude m'eut été refusée, je fus pris d'une douleur si vive que je me séparai de tout le monde, et j'allai dans la solitude arroser la terre de mes larmes et, lorsque mes pleurs se furent un peu apaisés, je me réfugiai dans ma chambre, où je pouvais me lamenter sans être entendu. Et là, demandant miséricorde à la reine de la courtoisie, je disais: Amour, viens en aide à ton fidèle. Et je m'endormis en pleurant comme un enfant qui vient d'être battu.
Et il arriva qu'au milieu de mon sommeil, je crus voir dans ma chambre, tout près de moi, un jeune homme couvert d'un vêtement d'une grande blancheur, et tout pensif d'apparence; il me regardait, étendu comme j'étais, et après m'avoir regardé quelque temps, il me sembla qu'il m'appelait en soupirant et me disait ces paroles: «Fili, tempus est ut praetermittantur simulata nostra.» [1]
Il me sembla alors que je le connaissais, parce que c'est ainsi qu'il m'avait appelé plusieurs fois pendant que je dormais. Et en le regardant, je crus voir qu'il pleurait avec attendrissement, et il paraissait attendre quelques paroles de moi. Me sentant moi-même rassuré, je commençai à lui parler ainsi: «Noble seigneur, pourquoi pleures-tu?» Et lui: «Ego tanguant centrum circuli, cui simili modo se habent circumferentiae partes; tu autem non sic.» [2]
Alors, en pensant à ses paroles, il me parut qu'il m'avait parlé d'une façon très obscure, et je lui dis: «Qu'est cela, Seigneur, que tu me parles d'une manière si obscure?» Il me répondit en langue vulgaire: «Ne demande pas plus qu'il n'est bon que tu saches.»
Puis, je lui parlai du salut qui m'avait été refusé, et je lui demandai quelle en avait été la raison. Voici comment il me répondit: «Notre Béatrice a entendu de certaines personnes qui parlaient de toi que la femme que je t'ai nommée sur le chemin des soupirs éprouvait à cause de toi quelques ennuis. C'est pour cela que cette très noble femme, qui est ennemie de toute espèce de tort, n'a pas daigné saluer ta personne, craignant d'avoir à en subir elle-même quelque désagrément. Aussi comme ton secret n'est pas inconnu d'elle depuis le temps qu'il dure, je veux que tu écrives quelque chose sous la forme de vers, où tu exprimeras l'empire que j'exerce sur toi à son sujet, et comment elle te fit sien dès ton enfance. Et tu peux en appeler en témoignage celui qui le sait bien, et que ta pries de le lui dire, et moi qui suis celui-là, je lui en parlerai volontiers.
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