C’est tellement difficile de dire qui sont des Américains, ajouta-t-elle avant qu’il eût le temps de lui répondre.

— Dexter Freer et sa femme… il n’y a là rien de difficile; tout le monde les connaît.

— Jamais entendu parler, dit la jeune Anglaise.

— Alors, c’est votre faute. Je vous assure que tout le monde les connaît.

— Et est-ce que tout le monde connaît ce petit jeune homme avec un gros visage auquel vous avez envoyé un baiser de la main?

— Je ne lui ai pas envoyé de baiser de la main, mais je l’aurais fait si j’y avais songé. C’est un grand copain à moi… un camarade d’études à Vienne.

— Et quel est son nom, à lui?

— Le docteur Feeder. »

La compagne de Jackson Lemon garda un instant le silence.

« Est-ce que tous vos amis sont docteurs? demanda-t-elle bientôt.

— Non; certains sont dans d’autres branches.

— Sont-ils tous dans une branche ?

— La plupart ; sauf deux ou trois, comme Dexter Freer.

— Dexter Freer ? J’avais cru entendre Docteur Freer. »

Le jeune homme poussa un petit rire.

« Vous avez mal entendu. Vous n’avez que des docteurs en tête, lady Barb.

— J’en suis contente », répliqua lady Barb, en lâchant les rênes de son cheval, qui bondit en avant.

« Ma foi, oui, elle est très belle, la raison, remarqua le docteur Feeder, toujours assis sous les arbres.

— Va-t-il l’épouser? interrogea Mrs Freer.

— L’épouser? J’espère que non.

— Pourquoi ne l’espérez-vous pas?

— Parce que je ne sais rien d’elle. Je veux savoir quelque chose sur la femme que cet homme épousera.

— J’imagine que vous aimeriez qu’il se marie à Cincinnati, répliqua Mrs Freer d’un ton léger.

— Mon Dieu, je ne suis pas difficile sur le lieu; mais je veux d’abord la connaître. »

Le docteur Feeder était très obstiné.

« Nous espérions que vous sauriez tout à ce sujet, dit Mr Freer.

— Non; j’ai perdu contact avec lui là-bas.

— Nous avons entendu dire par une douzaine de personnes qu’il ne la quitte pas depuis un mois ; et ce genre de comportement, en Angleterre, est censé signifier quelque chose. Ne vous a-t-il pas parlé d’elle lorsque vous l’avez vu?

— Non, il m’a seulement parlé d’un nouveau traitement de la méningite cérébro-spinale. Il s’intéresse beaucoup à la méningite cérébro-spinale.

— Je me demande s’il en parle à lady Barb, dit Mrs Freer.

— Qui est-elle, au fait? demanda le jeune homme.

— Lady Barberina Clement.

— Et qui est lady Barberina Clement ?

— La fille de lord Canterville.

— Et qui est lord Canterville ?

— Dexter va vous le dire », annonça Mrs Freer.

Et Dexter dit donc au docteur que le marquis de Canterville avait été à son époque un grand sportif, ornement de l’aristocratie anglaise, et avait tenu plus d’une fois un poste élevé dans la Maison de Sa Majesté. Dexter Freer savait tout cela – comment le marquis avait épousé une fille de lord Trehene, femme très intelligente, très sérieuse et fort belle, qui l’avait racheté de ses extravagances de jeunesse et lui avait fait présent, en succession rapide, d’une douzaine de petits habitants pour les nurseries de Pasterns – ce qui était, comme le savait aussi Mr Freer, le nom de la demeure principale des Canterville. Le marquis était un Tory, mais un Tory très libéral, et très populaire dans l’ensemble de la société; aimable, séduisant, sachant se montrer cordial tout en restant grand seigneur1, assez intelligent pour prononcer à l’occasion un discours, et fort associé aux bonnes vieilles activités anglaises ainsi qu’à un bon nombre d’innovations salutaires – la moralisation du Turf, l’ouverture des musées le dimanche, la propagation des cafés, les dernières réformes sanitaires. Il désapprouvait l’extension du droit de vote, mais sa grande hantise était les systèmes d’égout. De lui, on avait dit au moins une fois (et je crois qu’on l’avait imprimé) que c’était exactement l’homme susceptible de donner à l’esprit populaire l’impression que l’aristocratie britannique était encore une force vive. Il n’était pas très riche, malheureusement (pour un homme chargé d’incarner de pareilles vérités), et de ses douze enfants pas moins de sept étaient des filles. Lady Barberina, l’amie de Jackson Lemon, était la deuxième; l’aînée avait épousée lord Beauchemin. Mr Freer avait acquis la prononciation exacte de son nom ; il l’appelait Bitchemène. Lady Louisa s’en était fort bien sortie, car son mari était riche, et elle ne lui avait apporté rien qui méritât d’être mentionné ; mais on ne pouvait guère espérer que les autres s’en sortissent si bien. Par bonheur, les plus jeunes étaient encore à l’école; et, avant qu’elles eussent grandi, lady Canterville, qui était une femme de ressources, aurait casé les deux qui n’y étaient plus. C’était la première saison de lady Agatha ; elle n’était pas aussi jolie que son aînée, mais on la considérait comme plus intelligente. Une demi-douzaine de personnes avaient parlé de l’assiduité de Jackson Lemon chez les Canterville. On le supposait immensément riche.

« Ma foi, il l’est, dit Sidney Feeder, qui avait écouté le petit récit de Mr Freer avec attention, et même avec avidité, mais avec l’air de ne pas parfaitement saisir.

— Oui, mais probablement pas aussi riche qu’eux ne le pensent.

— Veulent-ils son argent ? Est-ce cela qu’ils convoitent?

— Vous touchez juste, murmura Mrs Freer.

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit son mari. C’est un garçon très bien par lui-même.

— Oui, mais c’est un médecin, objecta Mrs Freer.

— Qu’ont-ils contre cela? demanda Sidney Feeder.

— Eh bien, par ici, vous savez, on ne les reçoit que pour une consultation, dit Mr Freer. Cette profession n’est pas… euh… ce qu’on appellerait aristocratique.

— Ma foi, je l’ignorais, et je ne crois pas tenir à le savoir. Que voulez-vous dire, aristocratique ? Quelle profession l’est? Ce serait une assez curieuse profession. Bien des congressistes que je rencontre sont tout à fait charmants.

— J’aime beaucoup les médecins, dit Mrs Freer. Mon père était médecin. Mais ils n’épousent pas des filles de marquis.

— Je ne pense pas que Jackson veuille épouser celle-ci.

— Très probablement pas… les gens sont de tels idiots, dit Dexter Freer. Mais il devra décider. J’aimerais que vous découvriez ce qu’il en est, soit dit en passant; vous le pouvez si vous le voulez.

— Je le lui demanderai… à ce congrès. Je peux faire cela.