Je suppose qu’il finira par épouser quelqu’un, ajouta au bout d’un moment Sidney Feeder, et que ce sera sans doute une fille bien.

— On dit que celle-ci est charmante.

— Fort bien, alors ; il ne sera pas blessé. Je ne suis pas sûr, cependant, d’aimer toutes ces histoires de famille.

— Ce que je vous en ai dit? C’est tout à leur honneur et à leur gloire.

— Sont-ils vieux jeu à ce point? On dirait des personnages de Thackeray.

— Oh, si Thackeray avait pu créer tout ceci! s’écria Mrs Freer avec beaucoup d’expression.

— Vous voulez dire toute cette scène? demanda le jeune homme.

— Non ; le mariage d’une aristocrate britannique et d’un médecin américain. Ç’aurait pu être un sujet pour Thackeray.

— Tu vois que tu le souhaites, ma chère, dit calmement Dexter Freer.

— Je le souhaite comme histoire, mais je ne le souhaite pas au docteur Lemon.

— Est-ce qu’il se fait encore appeler “docteur” ? demanda Mr Freer au jeune Feeder.

— Je suppose que oui; c’est du moins ainsi que je l’appelle. Bien sûr, il ne pratique pas. Mais une fois qu’on est docteur, on l’est pour toujours.

— Voilà une doctrine pour lady Barb ! »

Sidney Feeder ouvrit de grands yeux.

« Est-ce qu’elle-même n’a pas un titre? Qu’aimerait-elle qu’il fût ? Président des États-Unis? C’est un homme d’une réelle capacité; il aurait pu être une sommité dans sa profession. Lorsque j’y songe, cela me donne envie de jurer. Pourquoi diable son père est-il allé gagner tant d’argent?

— Ils doivent certainement trouver étrange de voir un “homme de l’art” avec six ou huit millions, déclara Mr Freer.

— Ils en parlent comme les indiens Choctaws parlent de “l’homme-médecine”, dit sa femme.

— Mon Dieu, certains de leurs propres médecins font ici d’immenses fortunes, déclara Sidney Feeder.

— Est-ce qu’il ne pourrait pas être fait baronnet par la reine? »

Cette suggestion venait de Mrs Freer.

« Oui, et ce serait alors un aristocrate, dit le jeune homme. Mais je ne vois pas pourquoi il voudrait se marier ici; il me semble que ce n’est pas dans sa ligne. Cependant, s’il est heureux, c’est l’essentiel. Je l’aime beaucoup ; il est plein de talent. Sans son père, il serait devenu un remarquable praticien. Cependant, comme je l’ai dit, il s’intéresse énormément à la science médicale, et je pense qu’il a l’intention de la promouvoir autant qu’il pourra… avec sa fortune. Il fera toujours quelque chose dans le domaine de la recherche. Il est convaincu que nous savons quelque chose, et il est tenu de faire en sorte que nous sachions davantage. J’espère qu’elle ne l’en empêchera pas, cette jeune marquise… est-ce là son rang? Et j’espère que ce sont vraiment des gens bien. Il a le devoir de se rendre très utile. J’aimerais en savoir beaucoup sur la famille dans laquelle il va se marier.

— Il m’a paru, en passant à cheval, en savoir beaucoup sur les Clement, dit Dexter Freer en se levant, sa femme ayant déclaré qu’il était temps de partir. Et il m’a paru ravi de ce qu’il savait. Les voilà qui arrivent, de ce côté. Est-ce que vous vous en allez avec nous, ou est-ce que vous restez?

— Allez l’arrêter pour lui poser des questions, et venez nous apporter les réponses… à Jermyn Street. »

Telle fut la dernière recommandation de Mrs Freer à Sidney Feeder, avant de s’éloigner.

« Il devrait venir lui-même, dites-le-lui, ajouta son mari.

— Ma foi, je pense que je vais rester », répondit le jeune homme.

Et ses compagnons s’immergèrent dans la foule qui maintenant se dirigeait vers les portes. Il alla s’accouder à la barrière, et vit le docteur Lemon et ses amis s’arrêter à l’entrée du Row, où ils parurent s’apprêter à se séparer. Cette séparation prit quelque temps, et l’intérêt de Sidney Feeder grandit. Lord Canterville et sa plus jeune fille s’attardaient à causer avec deux messieurs, également à cheval, les yeux fixés sur les pattes de la monture de lady Agatha. Jackson Lemon et lady Barberina étaient face à face, très près l’un de l’autre ; elle, légèrement penchée en avant, caressait l’encolure luisante et tendue du bai de son compagnon. À distance, il semblait qu’il parlait et qu’elle écoutait sans rien dire. « Oh oui, il lui fait la cour », pensa Sidney Feeder. Soudain, le père de la jeune fille se détacha pour sortir du parc, et elle le rejoignit et disparut, tandis que le docteur Lemon revenait vers la gauche, comme pour un dernier galop. Il ne s’était pas éloigné de beaucoup qu’il aperçut son confrère2, qui l’attendait contre la rambarde; et il répéta le geste que lady Barberina avait qualifié de baiser de la main, quoiqu’il faille ajouter qu’il n’avait pas tout à fait cette signification aux yeux de celui à qui il s’adressait. Puis il s’arrêta au niveau de Feeder.

« Si j’avais su que tu viendrais ici, j’aurais mis un cheval à ta disposition », dit-il.

Il n’y avait pas dans sa personne cette irradiation de richesse et de distinction qui faisait briller lord Canterville comme un tableau verni; mais, sur selle, avec ses petites jambes écartées, il avait un air vif, radieux et heureux, l’air, à sa façon, d’un favori de la Fortune. Il avait un visage précis et délicat, un nez parfaitement modelé, l’œil rapide, à l’expression légèrement dure, et une petite moustache entretenue avec soin.