Il n’était pas frappant, mais il était très assuré, et il était facile de voir que c’était quelqu’un ayant beaucoup d’objectifs.

« Combien de chevaux as-tu… une quarantaine? demanda son compatriote, comme réponse à son salut.

— À peu près cinq cents, dit Jackson Lemon.

— Est-ce que tu as fourni ceux de tes amis… les trois avec qui tu te promenais?

— Les fournir? Ils ont les meilleurs chevaux d’Angleterre.

— Est-ce qu’ils t’ont vendu celui-ci? »

Sidney Feeder continuait dans la même veine humoristique.

« Que penses-tu de lui? dit son ami sans daigner répondre à cette question.

— C’est une épouvantable vieille rosse ; je m’étonne qu’elle puisse te porter.

— Où as-tu trouvé ton chapeau? demanda en retour le docteur Lemon.

— Je l’ai trouvé à New York. Qu’a-t-il de particulier?

— Il est magnifique. J’aurais aimé en acheter un semblable.

— L’important, c’est la tête… pas le chapeau. Ma tête, veux-je dire, pas la tienne. Il y a quelque chose de très profond dans ta question. Je dois y réfléchir.

— Surtout pas, répliqua Jackson Lemon. Tu n’en verras jamais le fond. Tu t’amuses bien?

— Énormément. Y es-tu allé aujourd’hui ?

— Au milieu des médecins? Non; j’avais beaucoup de choses à faire.

— Je viens d’avoir une discussion très intéressante. J’ai fait quelques remarques.

— Tu aurais dû m’avertir. De quoi était-il question?

— Des mariages interraciaux, du point de vue… »

Et Sidney Feeder se tut un instant, occupé à tenter de gratter le nez du cheval de son ami.

« Du point de vue de la progéniture, je suppose?

— Pas du tout; du point de vue des vieux amis.

— Au diable les vieux amis ! s’écria le docteur Lemon avec une grossièreté badine.

— Est-il vrai que tu vas épouser une jeune marquise?  »

Le visage du jeune homme en selle se raidit quelque peu, et ses yeux perçants fixèrent le docteur Feeder.

« Qui t’a dit ça?

— Mr et Mrs Freer, qui viennent de me quitter.

— Qu’ils aillent se faire pendre ! Et qui le leur a dit, à eux?

— Un tas de gens; je ne sais qui.

— Bon Dieu, que de cancans ! s’écria Jackson Lemon avec une certaine sécheresse.

— Je vois que c’est vrai, à la manière dont tu parles.

— Est-ce que Freer et sa femme le croient? poursuivit Lemon avec impatience.

— Ils veulent que tu ailles les voir; tu en jugeras par toi-même.

— J’irai les voir pour leur dire de s’occuper de leurs affaires.

— Ils habitent Jermyn Street ; mais j’ai oublié le numéro. Je suis désolé que la marquise ne soit pas américaine, reprit Sidney Feeder.

— Si jamais je l’épouse, elle le sera, répliqua son ami. Mais je ne vois pas quelle différence cela peut faire pour toi.

— Eh bien, elle va regarder de haut notre profession; et c’est une chose qui ne me plaira pas de la part de ta femme.

— Cela me concerne plus que toi.

— Alors, c’est bien vrai? s’écria Feeder en levant un regard plus sérieux vers son ami.

— Elle ne regardera pas de haut notre profession; j’en réponds.

— Ça te sera égal ; tu n’en fais déjà plus partie.

— Si, j’en fais partie ; j’ai l’intention d’accomplir beaucoup de travail.

— Je le croirai quand je le verrai, dit Sidney Feeder, qui n’était nullement incrédule, mais qui pensait salutaire de le prendre sur ce ton. Je ne suis pas sûr que tu aies le droit de travailler… tu ne devrais pas tout avoir ; tu devrais nous laisser le champ libre. Tu dois payer le tribut de ta richesse. Tu aurais pu être célèbre si tu avais continué de pratiquer… plus célèbre que n’importe qui. Mais tu ne le seras pas maintenant… tu ne peux pas l’être. Quelqu’un d’autre le sera à ta place. »

Jackson écouta tout cela sans croiser les yeux de son interlocuteur, non qu’il les évitât vraiment, mais comme si l’étendue de l’allée cavalière, désormais plus ou moins dégagée, l’appelait et rendait légèrement importune la conversation de son compagnon. Néanmoins, il répondit avec calme et une certaine gentillesse :

« J’espère que ce sera toi. »

Et il s’inclina devant une dame qui passait à cheval.

« C’est fort probable. J’espère que je te mets mal à l’aise… c’est mon but.

— Oh, terriblement mal à l’aise ! s’écria Jackson Lemon. D’autant plus que je ne suis nullement fiancé.

— Eh bien, voilà une bonne chose. Est-ce que tu viendras demain au congrès ? reprit le docteur Feeder.

— J’essaierai, cher ami ; je n’en suis pas sûr. Salut!

— Oh, de toute façon, tu es perdu ! » s’écria Sidney Feeder, tandis que l’autre se remettait en route.

II

C’était lady Marmaduke, l’épouse de sir Henry Marmaduke, qui avait présenté Jackson Lemon à lady Beauchemin; après quoi, lady Beauchemin lui avait fait connaître sa mère et ses sœurs. Lady Marmaduke était également d’origine transatlantique ; elle avait été pour son baronnet de mari la conséquence la plus permanente d’un tour aux États-Unis. À présent, au bout de dix années, elle connaissait son Londres comme elle n’avait jamais connu son New York, de sorte qu’il lui avait été facile d’être la marraine sociale de Jackson Lemon, comme elle le disait elle-même. Elle avait des vues concernant la carrière du jeune homme, et ces vues s’appliquaient à un schéma social que je serais heureux, si la place me le permettait, d’exposer au lecteur dans toute son envergure. Elle désirait ajouter une arche ou deux au pont sur lequel elle s’était transférée d’Amérique, et elle avait la conviction que Jackson Lemon pourrait lui en fournir le matériau.