Certains jeunes hommes avaient autant que les femmes d’heureuses proportions et des visages ovales, où les lignes et les nuances étaient pures et fraîches, et où la conscience de l’instant n’était pas très intense.
« Elles ont très belle allure, dit Mr Freer, au bout de dix minutes. Elles portent le blanc à ravir.
— Tant qu’elles s’en tiennent au blanc, c’est parfait. Mais quand elles s’aventurent dans la couleur! » répliqua sa femme.
Elle avait les yeux au niveau des jupes des promeneuses, et elle avait suivi les évolutions d’une robe de velours vert enrichie d’ornements de métal ; la jeune personne qui la portait en en ramassant bien haut les plis paraissait avoir moins de vingt ans, et elle était accompagnée d’une demoiselle drapée de légère mousseline rose, esthétiquement brodée de fleurs qui imitaient les iris.
« Tout de même, pris en foule, ils sont merveilleusement bien mis, poursuivit Dexter Freer. Considère ensemble les hommes, les femmes et les chevaux. Regarde ce grand gaillard sur son alezan : que pourrait-il y avoir de plus parfait? À propos, c’est lord Canterville », ajouta-t-il au bout d’un moment, comme si le fait était d’importance.
Mrs Freer reconnut l’importance du fait au point de lever son lorgnon pour observer lord Canterville.
« Comment sais-tu que c’est lui?
— Je l’ai entendu intervenir le soir où je suis allé à la Chambre des Lords. Il n’a dit que quelques mots, mais je me souviens de lui. Quelqu’un à côté de moi m’a dit qui c’était.
— Il n’est pas aussi séduisant que toi, déclara Mrs Freer en laissant retomber son lorgnon.
— Ah, tu es trop difficile ! murmura son mari. Quel dommage que la jeune fille ne soit pas avec lui ! continua-t-il. Nous aurions pu voir quelque chose. »
Il apparut au bout d’un moment que la jeune fille était avec lui. L’aristocrate à cheval allait lentement au pas, mais juste en face de nos amis il s’arrêta pour regarder derrière lui, comme s’il attendait quelqu’un. Au même instant, un promeneur du Walk retint son attention, de sorte qu’il s’avança vers la barrière qui protège les piétons et y fit une halte, se penchant sur sa selle pour parler avec
son ami appuyé à la balustrade. Lord Canterville avait certes une allure parfaite, comme l’avait dit son admirateur américain. La soixantaine passée, d’une grande stature et d’une grande présence, c’était vraiment une apparition magnifique. Splendidement conservé, il avait la fraîcheur de la première maturité, et aurait eu l’air d’un jeune homme s’il n’avait pas fallu attribuer aux années sa considérable corpulence. Il était entièrement vêtu de gris clair, et sa belle silhouette épanouie était surmontée d’un chapeau blanc, dont les courbes majestueuses étaient le triomphe d’un bon faiseur. Sur son torse puissant s’étalait une barbe des plus abondantes, toute grisonnante malgré quelques stries, et qui semblait s’accorder à la perfection avec la robe de son admirable cheval. Elle ne laissait aucune place au traditionnel gardénia à la dernière boutonnière ; mais c’était sans grande importance, cette barbe formant elle-même une végétation tropicale. Chevauchant son grand coursier, ses grosses mains gantées de gris perle, le visage illuminé d’une aimable indifférence, et offrant toute son importante surface aux doux reflets du soleil, c’était à vrai dire un homme imposant, et manifestement, incontestablement, un personnage. Certains passants s’arrêtaient pour le regarder. Sa halte fut brève, cependant, car il fut presque aussitôt rejoint par deux jolies filles, aussi bien mises que lui, pour employer l’expression de Dexter Freer. Elles avaient été retenues un moment à l’entrée du Row, et maintenant avançaient côte à côte, suivies de près par leur groom. L’une était plus grande et plus âgée que l’autre, et on devinait au premier regard qu’elles étaient sœurs. À elles deux, avec leurs épaules charmantes, leurs tailles serrées, leurs jupes qui tombaient sans un pli, comme des plaques de zinc, elles offraient une image
singulièrement achevée de la jolie Anglaise dans les circonstances qui la rendent la plus jolie.
« Ce sont bien sûr ses filles, dit Dexter Freer en les voyant s’éloigner avec lord Canterville. Et, dans ce cas, l’une d’elles doit être la bonne amie de Jackson Lemon. C’est probablement la plus grande ; on m’a dit qu’il avait jeté son dévolu sur l’aînée. Il est évident que c’est une belle créature.
— Elle détestera tout là-bas, déclara Mrs Freer, pour toute réponse à ce réseau d’inductions.
— Tu sais que je ne suis pas de cet avis. Mais à supposer que ce soit le cas, cela lui fera du bien d’avoir à s’adapter.
— Elle ne s’adaptera pas.
— Elle a l’air d’avoir diablement de la chance, perchée sur cette selle, poursuivit Dexter Freer sans relever la réplique de sa femme.
— Ne sont-ils pas censés être très pauvres?
— Ah, vraiment, ils en ont l’air ! »
Et il suivit des yeux le trio distingué, qui, avec son groom tout aussi distingué, repartait au petit galop. L’air était empli d’une rumeur sourde et diffuse ; et lorsque, plus proche de nos amis, elle devenait distincte, elle apportait des mots simples et peu nombreux.
« C’est aussi amusant qu’au cirque, n’est-ce pas, Mrs Freer ? »
Ces paroles correspondent à mon évocation, mais elles percèrent plus efficacement l’air que toutes celles que nos amis avaient entendues jusqu’alors. Elles furent prononcées par un jeune homme qui s’était arrêté net dans l’allée à la vue de ses compatriotes. Il était petit et fort, avec un visage rond et aimable, et des cheveux raides et courts auxquels répondait une petite barbe hérissée.
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