Ces spectateurs étaient maintenant agités d’un élan unanime ; on bousculait les chaises, on traînait des pieds, les robes bruissaient et le murmure des voix s’intensifiait. Un personnage royal s’approchait, un personnage royal était en train de passer, un personnage royal venait de passer. Freer tendit légèrement la tête et l’oreille; mais il ne changea pas vraiment de posture, et sa femme n’accorda aucune attention à l’émoi général. Ils avaient vu dans toute l’Europe passer des têtes couronnées, et ils savaient qu’elles passaient très vite. Parfois elles revenaient ; parfois non ; car plus d’une fois ils les avaient vues passer pour la dernière fois. C’étaient des touristes chevronnés, et ils savaient parfaitement quand se lever et quand rester assis. Mr Freer poursuivit son raisonnement :

« Un garçon de ce genre finira par le faire, et une jeune fille comme elle finira par prendre le risque. Il faut qu’elles prennent des risques, ici, de plus en plus.

— Les filles, je n’en doute pas, seront assez contentes d’en prendre ; elles n’ont eu encore que fort peu d’occasions. Mais je ne veux pas que ce soit Jackson qui commence.

— Mais sais-tu que moi j’aimerais bien? dit Dexter Freer. Ce serait très amusant.

— Pour nous, peut-être, mais pas pour lui; il s’en repentirait et serait malheureux. Il mérite mieux que cela.

— Malheureux, jamais ! Il n’a aucune aptitude au malheur; et c’est pourquoi il peut se permettre de s’y risquer.

— Il faudra qu’il fasse de grandes concessions, déclara Mrs Freer.

— Il n’en fera pas une seule.

— J’aimerais voir cela.

— Tu admets donc que ce sera amusant ; c’est tout ce que je prétends. Mais, comme tu dis, nous parlons comme si c’était avéré, alors qu’il n’y a peut-être rien du tout. Les meilleures histoires se révèlent toujours fausses. Si c’est le cas, j’en serai navré. »

Ils retombèrent dans le silence, tandis que les gens passaient et repassaient devant eux – en une succession continue et mécanique de visages inconnus. Ils regardaient les promeneurs, mais personne ne les regardait, quoique tout le monde fût censé être venu pour voir ce qu’il y avait à voir. Tout était frappant et formait une grande composition picturale. La large et longue étendue du Row, sa surface brun-roux peuplée de personnages bondissants, se perdait au loin, diffuse et brumeuse dans l’atmosphère radieuse et lourde. La verdure anglaise, sombre et profonde, qui la bordait et la dominait, avait un air de richesse et d’ancienneté, ravivée et rafraîchie comme elle l’était par le souffle de juin. Le bleu adouci du ciel était semé de grands nuages argentés, et la lumière se répandait en célestes nappes de bruine sur les zones plus tranquilles du parc, qu’on distinguait au-delà du Row. Tout cela n’était cependant qu’un arrière-fond, car le spectacle était essentiellement humain ; mais l’ensemble était superbe, plein du scintillement, de l’éclat, des tons contrastés d’un millier de plans. Certains éléments étaient saillants, envahissants – les flancs lustrés des chevaux impeccables, le clignotement des mors et des éperons, les beaux vêtements souplement adaptés aux épaules et aux membres, le reflet des chapeaux et des bottes, les teints frais, l’expression animée et souriante des visages, le mouvement rapide et balancé des galops. Les visages étaient partout, et ils produisaient le plus grand effet ; par-dessus tout, les beaux visages de femme sur de grands chevaux, rougissant légèrement sous leurs chapeaux noirs et rigides, la silhouette raidie, malgré des courbes devinables, par des tenues très ajustées. Leur dur petit casque; leur tête ferme et soignée ; leur cou dressé ; leur solide armure taillée par le couturier; leur physique entraîné et épanoui, leur donnaient doublement l’air d’amazones prêtes à une charge à cheval. Les hommes, le regard droit devant eux, hauts cols et fiers profils, longues jambes et longs pieds, fleurs blanches à la boutonnière, avaient une allure plus minutieusement décorative, en chevauchant à côté des dames, toujours à contretemps. C’étaient là des représentants de la jeunesse ; mais tout n’était pas jeunesse, et bien des selles étaient enfourchées par un plus copieux embonpoint; et des faces rouges, avec de courts favoris blancs ou des mentons multiples de matrone, abaissaient un regard confortable à partir d’un équilibre qui était autant moral et social que physique. Les promeneurs ne différaient des cavaliers qu’en ce qu’ils étaient à pied et qu’ils regardaient les cavaliers plus que ceux-ci ne les regardaient ; car, pour le reste, ils auraient aussi bien pu figurer sur selle. Les femmes avaient de petits bonnets serrés sur des boucles encore plus serrées ; leurs mentons arrondis reposaient sur des flots de dentelles, ou, dans certains cas, sur des colliers et des chaînes d’argent. Elles avaient des dos plats et de petites poitrines ; elles marchaient lentement, les coudes écartés, tenant de vastes ombrelles, et tournant fort peu la tête de droite et de gauche. C’étaient des amazones sans monture, toutes prêtes à bondir sur selle. Beaucoup de beauté et un air général de carrière réussie étaient répandus par ces yeux calmes et limpides, ces lèvres bien dessinées, sur lesquelles les syllabes étaient liquides et les phrases brèves.