Lady Ludlow


ELIZABETH GASKELL


LADY LUDLOW



roman

Traduit de l’anglais par F. Darmont


ÉDITIONS OMBRES

CHAPITRE I

Je suis une vieille femme maintenant et les choses ont bien changé depuis ma jeunesse. On voyageait alors en diligence avec six personnes à l’intérieur et l’on mettait deux jours pour accomplir un trajet que les gens font aujourd’hui en deux heures à grand renfort d’embarras et dans un fracas à vous rendre sourd. En ce temps-là, les lettres n’arrivaient que trois fois par semaine ; et même, dans certains coins d’Écosse où j’ai séjourné dans mon enfance, il n’y avait de courrier qu’une fois par mois. Mais, alors, les lettres étaient des lettres ; on en faisait grand cas, on les lisait et on les étudiait comme des livres. Maintenant, la poste arrive bruyamment deux fois par jour, apportant de brefs messages, qui n’ont parfois ni commencement, ni fin, et se résument en une courte phrase dont les gens bien élevés n’oseraient pas user dans la conversation. Bon ! bon ! c’est peut-être le progrès ; au fond je le crois. Mais vous ne trouveriez pas aujourd’hui une seule Lady Ludlow. Je vais essayer de vous faire faire sa connaissance ; mais, ce n’est pas une histoire suivie que je vais vous raconter.

Mon père était un pauvre clergyman, chargé de famille. Ma mère se vantait d’avoir une noble origine ; et, lorsqu’elle voulait marquer sa position vis-à-vis des gens avec lesquelles elle était condamnée à vivre – de riches fabricants démocrates, tout dévoués aux idées de liberté et admirateurs de la Révolution française, elle arborait une paire de manchettes en vrai point d’Angleterre ancien, bien reprisées à la vérité, mais qu’on n’aurait pu se procurer ni par faveur ni à prix d’or, car le secret en était perdu depuis longtemps. Ces manchettes, à mon sens, témoignaient que ses ancêtres avaient été gens d’importance, lorsque les grands-parents de ces négociants enrichis, qui la regardaient maintenant de haut, n’étaient rien du tout. Je ne sais si personne, en dehors de notre famille, a jamais fait attention à ces manchettes ; mais, dès notre plus tendre enfance, nous avions été dressés à nous sentir très fiers quand notre mère les mettait, et à porter haut la tête en notre qualité de descendants de la grande dame qui en avait été le premier possesseur.

Ce n’est pas que notre cher père ne nous ait pas souvent enseigné que l’orgueil est un grand péché ; on ne nous permettait de nous enorgueillir de rien, sauf des manchettes maternelles : et ma mère goûtait un bonheur si innocent à les porter – souvent, pauvre créature, avec une robe usée et reprisée – que, maintenant encore, après l’expérience de toute une vie, je ne puis m’empêcher de croire qu’elles étaient une bénédiction pour la famille. Mais, vous devez penser que je m’égare loin de Lady Ludlow. Eh bien ! voici : il arriva que lorsque mon pauvre père mourut et tandis que ma mère, en grande détresse, avec neuf enfants sur les bras, cherchait de tous côtés qui pourrait nous venir en aide, Lady Ludlow lui envoya une lettre, lui offrant secours et assistance. Je vois encore cette lettre : une grande feuille d’un épais papier jaune, avec une large marge à gauche encadrant la page couverte d’une belle écriture ronde – une page qui contenait beaucoup plus dans le même espace que toutes les écritures penchées ou masculines d’aujourd’hui. Elle était scellée avec des armoiries, en losange, car Lady Ludlow était veuve. Ma mère attira notre attention sur la devise « Foy and Loy », et nous fit admirer les armoiries des Hanbury avant d’ouvrir la lettre. Au fond, je crois qu’elle n’était pas sans crainte au sujet de son contenu, car, ainsi que je vous l’ai dit, dans son anxiété sur le sort de ses chers enfants orphelins, elle s’était adressée à beaucoup de gens auprès desquels, je dois le dire, elle n’avait guère de crédit ; les réponses froides et souvent dures qu’elle en avait reçues, lui avaient plus d’une fois arraché des larmes quand elle croyait que nous ne la voyions pas. J’ignore si elle avait jamais rencontré Lady Ludlow. Tout ce que je savais de cette dernière, c’est que c’était une vraie grande dame, dont la grand-mère était la demi-sœur de l’arrière-grand-mère de ma mère ; mais je ne savais rien de son caractère et de sa situation et je doute que ma mère en sût davantage.

Je lus la lettre par-dessus l’épaule de ma mère ; cela commençait par : « Bien chère cousine » et ces mots me mirent tout de suite en confiance. Elle continuait en disant (attendez, je crois que je me rappelle exactement les termes) : « J’ai été très peinée d’apprendre la perte que vous venez d’éprouver en la personne d’un si bon mari et d’un clergyman aussi parfait que l’a toujours été mon cousin Richard Dawson. »

Ici, ma mère, en indiquant ces lignes du doigt, me dit de les lire tout haut pour que les petits entendent : « Il faut qu’ils sachent jusqu’où s’est répandue la bonne réputation de leur père, et en quels termes en parle quelqu’un qu’il n’avait jamais vu. “Mon cousin Richard” comme Sa Seigneurie l’appelle aimablement ! Continuez Margaret… »

Elle essuyait ses yeux tout en parlant, et elle mit son doigt sur ses lèvres pour faire taire ma petite sœur Cécile, qui ne pouvant rien comprendre à cette importante lettre, commençait à jaser et à faire du bruit.

« Vous me dites que vous restez seule avec neuf enfants. Moi aussi, j’en aurais neuf si les miens avaient vécu. Maintenant, je n’ai plus que mon Rudolph, le lord Ludlow actuel. Il est marié et vit la plupart du temps à Londres. Mais je garde auprès de moi à Hanbury Court six jeunes filles de bonne famille et je les traite comme mes filles, à ceci près que, peut-être, je les tiens en garde contre des habitudes de luxe dans la toilette et le genre de vie, qui ne conviendraient qu’à des jeunes personnes d’un plus haut rang et de plus riche condition. De ces jeunes personnes – toutes d’excellente extraction, quoique sans fortune, – je fais ma compagnie constante et je m’efforce de faire mon devoir, à leur égard, en bonne chrétienne. L’une vient de mourir (chez elle, au cours d’une visite à ses parents) fin mai dernier. Voulez-vous me faire la faveur de permettre à votre fille aînée de prendre place chez moi ? Elle doit être, si je ne me trompe, dans sa seizième année. Elle trouvera ici des compagnes à peine plus âgées. Je me charge d’habiller mes jeunes amies et leur donne à chacune un peu d’argent de poche. Elles n’ont pas beaucoup de chance de trouver un mari.