Hanbury Court est très isolé. Le pasteur est veuf, sourd et âgé ;
mon intendant est marié ; et, en ce qui concerne les fermiers du
voisinage, ils ne peuvent compter aux yeux des jeunes personnes dont j’ai la
garde. Tout de même, si l’une d’elles a l’occasion de se marier et si elle
s’est conduite selon mes vœux, je lui offre le dîner de noces, son trousseau et
son linge de maison. Et pour celles qui demeureront auprès de moi jusqu’à ma
mort, mon testament leur assurera une modeste aisance. Je me réserve de choisir
le moment opportun pour une visite familiale car si j’ai horreur des femmes qui
ne se trouvent bien qu’en dehors de chez elles, il ne m’apparaît pas convenable
que les liens de famille soient relâchés par une trop longue absence.
Si ma proposition vous convient, à vous et à
votre fille – ou plutôt, si elle vous convient, car je suis sûre que votre
fille a été trop bien élevée pour avoir une autre volonté que la vôtre, –
faites-le moi savoir, chère cousine Margaret Dawson, et je prendrai mes dispositions,
pour qu’on aille à la rencontre de la jeune fille à Cavistosh qui est l’endroit
le plus rapproché où la diligence peut la mener. »
Ma mère replia la lettre et s’assit en silence.
— Je ne sais pas ce que je ferai sans vous,
Margaret.
Un moment avant, comme une jeune étourdie que
j’étais, je m’étais complu à l’idée de changer de place et de mener une
nouvelle vie. Mais, maintenant, le chagrin peint sur le visage de ma mère, les
protestations des enfants…
— Maman, je ne veux pas partir, dis-je.
— Sans doute, répliqua-t-elle, en secouant la
tête, mais c’est plus raisonnable. Lady Ludlow a beaucoup d’influence.
Elle peut aider vos frères et sœurs. Il ne faut pas rejeter son offre.
Ainsi donc nous décidâmes, après bien des
hésitations, d’accepter. Nous en fûmes récompensées – ou du moins, ce fut
notre avis – car, par la suite, lorsque je connus bien Lady Ludlow,
je sus qu’envers ses parents dans la détresse elle aurait fait son devoir même
si nous avions rejeté son offre gracieuse, car elle avait pris ses dispositions
pour faire admettre, dans ce cas, un de mes frères à Christ Hôpital.
Et voilà comment je fus amenée à connaître Lady Ludlow.
Je me rappelle bien mon arrivée à Hanbury Court,
l’après-midi. Sa Seigneurie m’avait envoyé chercher à la ville la plus proche
où s’arrêtait la diligence. Il y avait là, me dit le garçon d’écurie, un vieux
laquais qui demandait si j’étais bien miss Dawson, il venait de Hanbury Court,
croyait-il. Cela me fit un effet extraordinaire et je compris pour la première
fois ce que c’était de se trouver parmi des étrangers quand je perdis de vue la
personne à la garde de qui ma mère m’avait confiée. J’étais perchée sur un haut
cabriolet surmonté d’une capote, une chaise comme on l’appelait à cette époque,
et mon compagnon conduisait avec assurance à travers la contrée la plus agreste
que j’aie jamais vue. Au bout d’un certain temps, nous montâmes une longue
colline et l’homme descendit pour conduire le cheval par la bride. J’aurais de
beaucoup préféré marcher, moi aussi, mais je ne savais trop si cela était
convenable ; et, en fait, je n’osais pas lui demander son appui
pour m’aider à opérer la descente compliquée de mon perchoir. Nous arrivâmes,
enfin, au sommet sur un large terrain assez accidenté, sans clôture où
soufflait une forte bise et qu’on appelait, je l’ai su depuis, la Chasse. Le
domestique s’arrêta, reprit haleine, caressa son cheval et remonta à mon côté.
— Sommes-nous près de Hanbury Court ?
demandai-je.
— Assez près, miss ! Mais nous avons
encore une dizaine de milles à faire.
La glace une fois brisée, la conversation
s’engagea facilement. J’ai idée qu’il avait été aussi embarrassé, pour
m’adresser le premier la parole, que je l’avais été moi-même. Mais la timidité
lui passa plus vite qu’à moi. Je lui laissai choisir les sujets de
conversation, bien que souvent je fusse incapable d’en bien apprécier
l’intérêt : par exemple, il parla pendant plus d’un quart d’heure d’une
fameuse course qu’il avait faite à la suite d’un certain chien courant plus de
trente ans auparavant et il me désignait tous les gîtes et les cachettes de
l’animal, comme si je connaissais ces endroits aussi bien que lui, tandis que,
pendant qu’il parlait je m’étonnais de cette épithète de courant qu’il donnait
au chien en question, ne voyant pas que la faculté de courir fut, chez un
animal de cette espèce, un caractère distinctif dont il fallût tenir compte.
Le terrain de « la Chasse » dépassé, le
chemin devint plus difficile. Personne, à moins d’avoir vu les chemins de
traverse d’il y a cinquante ans, ne peut imaginer ce que c’était. Il nous
fallait tout le temps bourlinguer, suivant l’expression du vieux Randal, dans
des sentiers étroits, creusés d’ornières profondes et remplies de boue à chaque
instant, de violentes secousses me faisaient craindre de perdre l’équilibre et
j’étais si occupée à me maintenir sur mon siège que je ne pouvais pas du tout
regarder autour de moi. Il y avait trop de boue pour que je puisse mettre pied
à terre sans courir le risque de me salir plus que de raison avant de paraître
pour la première fois devant Lady Ludlow. Mais, enfin, nous arrivâmes en terrain
découvert et je priai Randal de m’aider à descendre. Sur l’herbe unie du pâturage,
il était possible de choisir les endroits où poser le pied sans danger de
compromettre ma bonne tenue. Et Randal, plein d’attention pour son cheval tout
fumant de sa rude bataille contre la boue, me remercia chaleureusement et
m’aida à sauter légèrement à terre.
Le pâturage descendait graduellement vers un
bas-fond, bordé des deux côtés par une rangée de grands ormes donnant
l’impression qu’il y avait eu là, dans le temps, une grande allée. Nous
descendîmes à travers une gorge feuillue et remplie d’ombre, au bout de
laquelle resplendissait le soleil couchant. Tout d’un coup, nous nous trouvâmes
devant une longue rangée d’escaliers.
— Si vous voulez descendre par-là, miss, je
ferai le tour pour aller à votre rencontre et, alors, il vaudra mieux que vous
montiez, car milady préférera vous voir descendre de voiture devant la maison.
— La maison ? Est-ce que nous sommes
près de la maison ? demandai-je, troublée à cette idée.
— C’est là, miss, répliqua-t-il. Il indiquait
de son fouet un groupe confus de cheminées qui pointaient au-dessus des arbres
et se détachaient en noir sur la pourpre du ciel. Juste devant ces arbres, se
trouvait un grand carré de gazon auquel aboutissait la pente, d’une centaine de
yards, au sommet de laquelle nous nous trouvions.
Je descendis les escaliers sans hâte.
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