Je retrouvai Randal et le cabriolet. Nous prîmes un chemin à gauche qui nous conduisit à la grille et nous fîmes posément notre entrée dans la cour d’honneur devant la maison. Le chemin par où nous étions venus y conduisait tout droit.

Banbury Court est une vaste demeure dont une partie est construite en briques rouges ainsi que les murs d’enceinte et les communs dont la porte et les fenêtres sont encadrées de pierre comme à Hampton Court[1]. Mais je ne devais voir cela que plus tard. C’est à peine si je remarquai, le premier soir, la grande vigne vierge qui couvrait presque la moitié de la façade (il paraît que c’était la première qui avait été importée en Angleterre, par les soins d’un des ancêtres de Lady Ludlow). Tout comme j’avais senti un choc en quittant ma compagne de voyage, il m’était pénible maintenant de me séparer de Randal que je connaissais depuis trois heures. Malheureusement il n’y avait pas moyen de faire autrement ; il fallait entrer. Il fallait passer devant le vieux gentleman imposant qui tenait la porte ouverte devant moi, traverser le grand hall à main droite tout illuminé par la lueur pourpre d’un splendide soleil couchant (le gentleman maintenant me précédait), franchir une marche qui menait au dais (j’appris dans la suite que cela se nommait ainsi), puis tourner à gauche à travers une série de pièces en enfilades. Elles donnaient toutes sur un magnifique jardin, resplendissant de fleurs, baignant elles aussi, dans la splendeur du crépuscule. Nous franchîmes encore quatre degrés et mon guide souleva un lourd rideau de soie. J’étais en présence de Lady Ludlow.

Elle était de petite taille et se tenait très droite. Elle portait une grande coiffe de dentelle, longue, je crois, comme la moitié de sa personne, et enroulée autour de sa tête. Sur le devant, il y avait un grand nœud de satin blanc. Une grande bande de ce même satin serrait sa tête et servait à tenir la coiffe droite. Un beau châle de mousseline de l’Inde était jeté sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Elle portait un tablier de la même étoffe. Sa robe était de soie noire avec des manches courtes et des manchettes et la longue traîne qui la prolongeait se relevait en plis gracieux jusqu’à la hauteur de la poche. Elle portait en dessous, ainsi que je pus parfaitement le voir, un jupon molletonné. Ses cheveux étaient d’un blanc de neige, mais je pus à peine les apercevoir sous la coiffe. Malgré son âge, elle était fardée. Ses grands yeux, d’un bleu profond, devaient avoir constitué sa principale beauté dans sa jeunesse, car, autant que je puis me le rappeler, les autres traits de son visage n’avaient rien de particulièrement remarquables. À côté de son siège, il y avait une grande canne à pommeau d’or ; mais je crois bien que c’était plutôt un emblème de son état et de sa dignité qu’une aide pour la marche, car, lorsqu’elle le voulait, sa démarche était aussi légère et fringante que celle d’une jeune fille de quinze ans. Dans la promenade qu’elle faisait tous les matins pour se livrer à la méditation, elle passait d’une allée à l’autre aussi prestement que nous-mêmes.

Elle était debout quand j’entrai. Je fis ma révérence de la porte, ainsi que ma mère m’avait toujours enseigné qu’il fallait en user pour se conformer aux belles manières, et me dirigeai instinctivement vers elle. Elle ne me tendit pas la main, mais, se haussant un peu sur la pointe des pieds, me baisa sur les deux joues.

— Vous êtes gelée, mon enfant. Il faut que vous preniez une tasse de thé avec moi.

Elle agita une petite sonnette posée sur la table à côté d’elle et une servante, sortant d’une petite antichambre, fit son apparition ; comme si tout avait été prêt d’avance pour me recevoir, elle apportait un petit service de porcelaine avec le thé tout préparé et un plateau de délicates rôties beurrées, que j’aurais bien pu avaler toutes sans m’en sentir mieux pour cela, tant ma longue course m’avait aiguisé l’appétit. La servante me débarrassa de mon manteau, et je m’assis grandement intimidée par le silence, les pas de la servante qu’étouffait un épais tapis, la voix calme et la claire prononciation de Lady Ludlow. Le faible bruit de ma cuiller heurtant ma tasse me sembla si déplacé et hors de propos que j’en rougis vivement. Les yeux d’un bleu profond de milady fixèrent sur les miens un regard perçant et doux.

— Vos mains sont très froides, ma chère petite : enlevez donc ces gants (je portais d’assez bons gants de daim et j’avais été trop intimidée pour oser les ôter) et laissez-moi essayer de vous les réchauffer, la soirée est vraiment très fraîche.

Et elle prit mes grandes mains rouges dans les siennes si douces, chaudes et blanches, aux doigts ornés de bagues. À la fin, elle me regarda en face d’un air un peu songeur :

— Pauvre enfant ! Et vous êtes l’aînée de neuf. J’avais une fille qui aurait eu juste votre âge : mais je ne puis me figurer qu’elle aurait été l’aînée de neuf.

Une pause suivit.