Ce ne serait
légitime pour rien autre chose. Mais pour avoir du pain,
madame ! Eh ! personne ne saurait mourir de faim. Il n’y
a pas de moyen de se soumettre à cela, à coup sûr !
» – Oui, dis-je. Mais s’il veut me
donner assez de bien pour vivre, il ne couchera pas avec moi, je
vous en réponds.
» – Eh bien, voyez-vous, madame,
s’il voulait vous donner assez pour vivre à l’aise, en retour, il
pourrait coucher avec moi, de tout mon cœur.
» – Voilà un témoignage
d’incomparable affection pour moi, Amy, lui dis-je ; et je
sais l’apprécier à sa valeur. Mais il y a là plus d’amitié que
d’honnêteté, Amy.
» – Oh ! madame, dit Amy, je ferais
n’importe quoi pour vous retirer de cette triste position. Quant à
l’honnêteté, je crois l’honnêteté hors de question lorsqu’on est
dans le cas de mourir de faim. N’est-ce pas à quoi nous sommes
presque réduites ?
« – Je le sais, il est vrai, dis-je,
et tu l’es pour l’amour de moi. Mais se prostituer, Amy !… et
je m’arrêtai.
» – Chère madame, dit Amy, si je
suis capable de mourir de faim pour l’amour de vous, je suis
capable de me prostituer, ou de faire n’importe quoi, pour l’amour
de vous. Ah ! je mourrais bien pour vous, s’il le
fallait !
» – C’est là un excès d’affection
que je n’ai jamais montré encore, Amy, lui dis-je. Je souhaite
d’être quelque jour en état de le reconnaître comme il convient.
Mais cependant, Amy, vous ne vous prostituerez pas à lui, pour
l’obliger à être bon pour moi ; non, Amy, pas plus que je ne
me prostituerai à lui, quand même il me donnerait beaucoup plus
qu’il ne peut me donner ou faire pour moi.
» – Ah ! madame, reprit Amy, je
ne dis pas que j’irai l’en prier ; mais je dis que s’il
promettait de faire ça et ça pour vous, et qu’il y mît cette
condition qu’il ne vous servirait qu’autant que je le laisserais
coucher avec moi, il coucherait avec moi aussi souvent qu’il le
voudrait, plutôt que de vous priver de son assistance. Mais tout
cela n’est que du bavardage, madame. Je ne vois aucune nécessité de
tenir de tels discours, et vous êtes d’avis que cela ne sera point
nécessaire.
» – Oui, je le crois, Amy ;
mais si c’était nécessaire, je vous le répète, je mourrais avant de
consentir, ou avant que vous consentiez pour l’amour de
moi. »
Jusque-là j’avais conservé non seulement la
vertu elle-même, mais encore les inclinations et les résolutions
vertueuses. Si je m’y étais tenue, j’aurais été heureuse, quand
même j’eusse littéralement péri de faim. Car il est hors de
question qu’une femme devrait plutôt mourir que de prostituer sa
vertu et son honneur, quelle que puisse être la tentation.
Mais revenons à notre histoire. Il se promena
dans le jardin, lequel était, il est vrai, tout en désordre, et
envahi par les mauvaises herbes, parce que je n’avais pu louer un
jardinier pour y faire aucun travail, pas même pour y défoncer le
sol de manière à y semer quelques navets et quelques carottes pour
les besoins de la famille. Lorsqu’il l’eut examiné, il rentra, et
envoya Amy chercher un pauvre homme, qui était jardinier et aidait
autrefois notre domestique ; il l’amena dans le jardin et lui
ordonna d’y faire plusieurs choses pour le remettre un peu en
ordre. Ceci lui prit bien près d’une heure.
Pendant ce temps, je m’étais habillée aussi
bien que je le pouvais. J’avais encore d’assez bon linge ;
mais je n’avais qu’une pauvre coiffure ; pas de nœuds,
seulement de vieux morceaux ; pas de collier : pas de
boucles d’oreilles ; tant cela était parti depuis longtemps,
pour avoir un peu de pain.
Cependant, j’étais proprement et soigneusement
mise, et en meilleur état qu’il ne m’avait vue depuis bien
longtemps ; et il parut enchanté de me voir ainsi ; car,
dit-il, je paraissais si inconsolable et si désespérée auparavant,
que cela l’affligeait de me regarder. Il m’engagea à reprendre bon
courage, parce qu’il espérait me mettre en position de vivre dans
le monde, sans rien devoir à personne.
Je lui dis que c’était impossible, car il me
faudrait nécessairement être redevable à lui, puisque tous les amis
que j’avais au monde ne voulaient ou ne pouvaient faire pour moi
autant que ce qu’il disait.
« Eh bien, dit-il, pauvre veuve (c’est
ainsi qu’il m’appelait, et je l’étais bien véritablement dans le
plus mauvais sens où l’on puisse employer ce mot de désolation), si
vous êtes redevable à moi, vous ne le serez à personne
autre. »
Cependant le dîner était prêt, et Amy entra
pour mettre la nappe. C’était un bonheur, en vérité, qu’il n’y eût
que lui et moi à dîner, car je n’avais plus que six assiettes et
deux plats dans la maison. Mais il savait l’état des choses, et il
me pria de ne pas faire de cérémonie et de me servir de ce que
j’avais. Il espérait, ajoutait-il, me voir dans un meilleur
équipage. Il n’était pas venu pour être traité, mais pour me
traiter, me raffermir et m’encourager. Il continua ainsi, me
parlant si gaiement et de choses si gaies que c’était pour mon âme
un vrai cordial que de l’entendre parler.
Nous commençâmes donc à dîner. Je suis sûre
que j’avais à peine fait un bon repas depuis un an ; du moins
je n’avais jamais eu un rôti comparable à cette longe de veau. Je
mangeai de fort bon appétit, vraiment ; et ainsi fit-il, tout
en me faisant boire trois ou quatre verres de vin. Bref, mes
esprits étaient excités au-delà de l’ordinaire ; j’étais non
seulement gaie, mais pleine d’entrain, et il m’encourageait à
l’être.
Je lui dis que j’avais une foule de bonnes
raisons pour être si gaie, voyant qu’il était si bon pour moi et
qu’il me donnait l’espoir de me relever de la situation la plus
déplorable dans laquelle une femme de n’importe quel rang fût
jamais tombée. Il devait bien croire que ce qu’il m’avait dit était
comme s’il m’avait ressuscitée d’entre les morts. C’était comme
ramener un malade du bord de la tombe. Comment je lui en rendrais
jamais l’équivalent, je n’avais pas encore eu le temps d’y songer.
Tout ce que je pouvais dire, c’était que je ne l’oublierais jamais
tant que j’aurais un souffle de vie, et que je serais toujours
prête à le proclamer.
Il me répondit que c’était tout ce qu’il
désirait de moi.
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