Il me
disait que cela l’affligeait pour moi. La dernière fois, il fut
plus tendre encore : il me dit qu’il venait dîner avec moi, et
qu’il fallait que je lui donne congé de me régaler. Il fit venir ma
servante Amy, et l’envoya acheter un rôti. Il lui expliqua ce
qu’elle devait acheter. Mais comme il nommait deux ou trois choses
parmi lesquelles elle pouvait choisir, la servante, fille rusée qui
m’était attachée comme l’ongle au doigt, n’acheta rien
définitivement ; mais elle amena avec elle le boucher, portant
les deux choses qu’elle avait choisies, pour qu’il prît celle qui
serait le plus à son goût. L’une était un gros et très bon cuissot
de veau ; l’autre un carré de côtes de bœuf, à rôtir. Il les
regarda ; mais il me pria de faire marché à sa place avec le
boucher, ce que je fis ; puis je revins lui dire ce que le
boucher demandait pour les deux morceaux, et le prix de chacun des
deux. Il tira alors onze shillings et trois pence, prix des deux
pièces ensemble, et me pria de les prendre toutes les deux. Le
reste, dit-il, servirait une autre fois.
J’étais étonnée, vous pouvez le croire, de la
libéralité d’un homme qui faisait naguère encore ma terreur et qui
avait arraché les meubles de la maison comme une furie. Toutefois,
je me rappelai que ma misère avait attendri son cœur, et lui avait
inspiré ensuite assez de compassion pour me permettre d’habiter sa
maison sans payer de loyer pendant une année entière.
Mais voilà qu’il prenait la figure, non pas
seulement d’un homme charitable, mais d’un homme mû par l’amitié et
la tendresse ; et la chose était assez inattendue pour
surprendre. Nous bavardâmes ensemble, et fûmes ce que je pourrais
appeler gais ; et je puis bien dire que je ne l’avais pas été
depuis trois ans. Il envoya chercher du vin, et aussi de la bière,
car nous n’en avions pas. La pauvre Amy et moi, nous ne buvions que
de l’eau depuis bien des semaines, et vraiment, j’ai souvent admiré
la nature fidèle de la pauvre fille, dont elle fut finalement assez
mal payée par moi.
Lorsque Amy fut revenue avec le vin, il lui en
fit remplir un verre, et, ce verre à la main, il vint à moi et
m’embrassa, ce qui, je le confesse, me surprit un peu. Mais ce qui
suivit me surprit bien davantage ; car il me dit que, si la
triste condition à laquelle j’étais réduite l’avait fait me prendre
en pitié, ma conduite et le courage avec lequel je la supportais
lui avaient donné pour moi un respect plus qu’ordinaire, et le
rendaient très soucieux de mes intérêts ; qu’il était décidé
pour le moment à faire quelque chose pour me soulager, et à
réfléchir en même temps pour voir s’il pourrait, à l’avenir, me
mettre en chemin de me suffire à moi-même.
Me voyant changer de couleur et paraître
surprise de son discours, – car je l’étais, à coup sûr, – il se
tourne vers ma servante, Amy, et, tout en la regardant, me
dit :
« Je dis tout ceci devant votre bonne,
madame, parce que vous devez toutes les deux, elle et vous, savoir
que je n’ai pas de mauvais desseins, et que c’est par pure
affection que j’ai résolu de faire, si je peux, quelque chose pour
vous. Comme j’ai été témoin de l’honnêteté et de la fidélité peu
communes de Mrs Amy, vis-à-vis de vous, dans votre
misère, je sais qu’on peut lui confier un projet honnête comme le
mien ; car, je vous le déclare, j’ai aussi un certain degré de
respect pour votre servante, à cause de l’attachement qu’elle vous
porte.
Amy fit la révérence, et la pauvre fille parut
si confuse de joie, qu’elle ne put parler. Elle changeait à tout
moment de couleur ; tantôt elle rougissait comme de
l’écarlate, et, la minute suivante, elle était aussi pâle que la
mort.
Ayant donc ainsi parlé, il s’assit, me fit
asseoir, but à ma santé, et me fit boire deux verres de vin coup
sur coup.
« Vous en avez besoin »,
disait-il.
Et, en effet, j’en avais besoin. Lorsque j’eus
fini :
« Allons, Amy, dit-il, avec la permission
de votre maîtresse, vous aurez aussi un verre. »
Et il lui fit boire deux verres de suite
également. Puis, se levant :
« Et maintenant, Amy, dit-il, allez
dîner. Et vous, madame, continua-t-il, allez faire votre toilette,
et vous redescendrez souriante et gaie ». Il ajouta :
« – Je vous mettrai à l’aise, si je puis ». En
attendant, il allait, dit-il, faire un tour dans le jardin.
Lorsqu’il fut parti, Amy changea tout à fait
de physionomie : de sa vie, elle n’avait eu l’air plus
gai.
« Chère madame, dit-elle, que veut faire
ce gentleman ?
» – Eh bien, Amy, répondis-je, il
veut nous faire du bien, n’est-ce pas cela ? Je ne sache
aucune autre intention qu’il puisse avoir, car il n’a rien à
espérer de moi.
» – Je vous garantis, madame, qu’il
vous demandera une faveur avant longtemps.
» – Non, non, vous vous trompez,
Amy, j’en suis sûre, répondis-je. Vous avez entendu ce qu’il a dit,
n’est-ce pas ?
» – Oui, dit Amy. Mais c’est égal,
vous verrez ce qu’il fera après dîner.
» – Bien, bien, Amy, dis-je, vous
avez une mauvaise opinion de lui. Je ne saurais être de votre avis.
Je ne vois encore rien en lui qui l’annonce.
» – Pour cela, madame, dit Amy, je
ne vois rien non plus. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser un
gentleman à avoir pitié de nous, comme il le fait ?
» – Oui, dis-je ; mais c’est
aussi porter les choses trop loin que de supposer un homme méchant
parce qu’il est charitable, et vicieux parce qu’il est bon.
» – Oh ! madame, dit Amy, il y
a toute une source de charité dans ce vice-là. Il n’est pas si
étranger aux choses du monde qu’il ne sache bien que la pauvreté
est l’aiguillon le plus fort, une tentation à laquelle nulle vertu
n’est assez puissante pour résister. Il connaît notre condition
aussi bien que nous.
» – Eh bien ! et après,
quoi ?
» – Eh bien ! après, il sait
aussi que vous êtes jeune et belle, et il a la plus sûre amorce du
monde pour vous prendre avec.
» – Soit, Amy, dis-je ; mais il
peut aussi se trouver déçu dans une affaire comme celle-là.
» – Ah ! madame, dit Amy,
j’espère que vous ne le refuserez pas, s’il l’offre.
» – Qu’entendez-vous par là,
friponne ? lui dis-je. Non. Je mourrais de faim
auparavant.
» – J’espère que non, madame.
J’espère que vous seriez plus sage. Je suis sûre que s’il veut vous
remettre sur pied, comme il le dit, vous ne devez rien lui refuser.
Mais vous mourrez de faim si vous n’y consentez pas, c’est
certain.
» – Quoi ! consentir à coucher
avec lui pour avoir du pain ? Amy, comment pouvez-vous parler
ainsi ? lui dis-je.
» – Eh ! madame, dit Amy, je ne
crois pas que vous le fassiez pour rien autre chose.
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