Je le prenais pour un homme d’honneur, et,
comme tel, je savais qu’il ne saurait m’aimer davantage pour avoir
fait quelque chose qui serait au-dessous d’une femme honnête et
bien élevée.
Il me répondit qu’il avait fait tout cela pour
moi, sans même me dire quelle tendresse et quelle affection il me
portait, afin que je ne fusse pas dans la nécessité de lui accorder
rien faute de pain à manger. Il n’opprimerait pas plus ma gratitude
qu’il n’avait fait auparavant ma misère, et jamais il ne me
demanderait quelque chose, en laissant supposer qu’il suspendrait
ses faveurs et retirerait son affection s’il était refusé. Il est
vrai, ajouta-t-il, qu’il me dirait ses pensées plus librement
maintenant qu’autrefois, puisque je lui avais montré que
j’acceptais son assistance, et que je voyais qu’il était sincère
dans son dessein de m’être utile. Il s’était avancé jusqu’à ce
point pour me prouver qu’il était bon à mon égard ; mais
maintenant, il me disait qu’il m’aimait, et il montrerait que son
amour était honorable, que ce qu’il désirait, il pouvait
honnêtement le demander et que je pouvais l’accorder honnêtement
aussi.
Je lui répondis que, sous cette double
réserve, je ne devais assurément lui rien refuser, et que je me
considèrerais, non seulement comme ingrate, mais comme très
injuste, si je le faisais.
Il ne dit plus rien ; mais je remarquai
qu’il me donnait plus de baisers et qu’il me prenait dans ses bras
familièrement, plus qu’à l’ordinaire ; ce qui rappela deux ou
trois fois à mon esprit les paroles de ma servante Amy. Cependant,
je dois le reconnaître, j’étais si touchée de sa bonté en tant de
choses charitables qu’il avait faites, que, non seulement ce qu’il
faisait me laissait tranquille et que je n’y offrais aucune
résistance, mais encore que j’étais disposée à n’en pas offrir
davantage, quoi qu’il eût entrepris. Mais il n’alla pas plus loin
que je ne l’ai dit, et n’essaya même pas de s’asseoir sur le bord
du lit avec moi. Il prit congé, en me disant qu’il m’aimait
tendrement, et qu’il m’en convaincrait par des preuves dont je
serais satisfaite. Je lui répondis que j’avais beaucoup de motifs
de le croire, qu’il était le maître absolu de la maison et de
moi-même, du moins dans les limites dont nous avions parlé et que
je croyais qu’il ne franchirait pas ; et je lui demandai s’il
ne voulait pas coucher là cette nuit.
Il ne pouvait guère, me dit-il, rester cette
nuit, des affaires l’appelant à Londres ; mais il ajouta en
souriant qu’il viendrait le lendemain et logerait une nuit chez
moi. Je le pressai de rester, lui disant que je serais heureuse
qu’un ami aussi précieux fût sous le même toit que moi ; et le
fait est que je commençai dès lors, non seulement à lui être très
reconnaissante, mais encore à l’aimer, et cela d’une manière que je
n’avais jamais connue.
Oh ! qu’aucune femme ne fasse bon marché
de la tentation que donne à tout esprit doué de gratitude et de
principes de justice le fait d’être généreusement tiré de
peine ! Ce gentleman m’avait librement et volontairement
arrachée au malheur, à la pauvreté, aux haillons ; il m’avait
faite ce que j’étais, et m’avait mise en passe d’être plus encore
que je n’avais été jamais, je veux dire, de vivre heureuse et
satisfaite ; et je n’avais à compter que sur sa libéralité.
Que pouvais-je dire à ce gentleman quand il me pressait de lui
céder, et raisonnait la légitimité de sa demande ? Mais nous
reparlerons de cela en son lieu.
J’insistai encore pour qu’il restât cette nuit
là, lui disant que c’était la première nuit complètement heureuse
de ma vie que j’aurais passée dans la maison, et que je serais très
fâchée de la passer sans la compagnie de celui qui était la cause
et la base de tout. Nous nous amuserions innocemment ; mais,
sans lui, c’était impossible. Bref, je lui fis si bien ma cour,
qu’il finit par dire qu’il ne pouvait me refuser, mais qu’il allait
prendre son cheval et aller à Londres pour l’affaire qu’il avait à
faire – c’était je crois le payement d’une traite de l’étranger qui
était échue ce soir-là et qui autrement aurait été protestée. – Il
serait de retour dans trois heures au plus, et souperait avec moi.
Il me pria toutefois de ne rien acheter, car, puisque je voulais me
réjouir, ce qui était ce qu’il désirait par dessus tout, il
m’enverrait quelque chose de Londres.
« Et nous en ferons notre souper de
noces, ma chère, » dit-il. Et sur ce mot il me prit dans ses
bras et me donna des baisers si ardents que je ne doutai pas qu’il
n’eût l’intention de faire toutes les autres choses dont Amy avait
parlé.
J’eus un léger mouvement de surprise au mot de
noces.
« Que voulez-vous dire, d’appeler cela
d’un tel nom ? m’écriai-je. Et j’ajoutai : – « Nous
souperons ; mais l’autre chose est impossible, autant de votre
côté que du mien. »
Il se mit à rire.
« Bien, dit-il ; vous l’appellerez
comme vous voudrez ; mais il se pourra bien que ce soit la
même chose, car je vous convaincrai que ce n’est pas aussi
impossible que vous le faites.
» – Je ne vous comprends pas,
dis-je. N’ai-je pas un mari, et vous une femme ?
» – Bien, bien, dit-il ; nous
causerons de cela après souper. » Puis il se leva, me donna un
autre baiser, et partit à cheval pour Londres.
Ce genre de discours m’avait mis le feu dans
le sang, je le confesse ; et je ne savais qu’en penser. Il
était clair maintenant qu’il avait l’intention de coucher avec
moi ; mais comment il concilierait cela avec la légalité ou
avec quelque chose qui ressemblât à un mariage, c’était ce que je
ne pouvais imaginer. Nous avions l’un et l’autre traité Amy si
familièrement et nous lui avions tellement confié tout, à cause des
preuves que nous avions de sa fidélité sans exemple, qu’il ne se
fit aucun scrupule de m’embrasser et de dire tout cela devant
elle ; et même, si j’avais voulu le laisser coucher avec moi,
il se serait soucié comme d’un liard d’avoir Amy présente toute la
nuit. Lorsqu’il fut parti : – « Eh bien, Amy !
dis-je. Que va-t-il arriver de tout ceci, maintenant ? Il me
passe des sueurs rien que d’y penser.
» – Ce qui va arriver, madame, dit
Amy. Je vois ce qui va arriver ; c’est qu’il me faudra vous
mettre au lit tous les deux ensemble ce soir.
» – Quoi ! Vous ne voudriez pas
pousser l’impudence si loin, coquine, lui dis-je ; n’est-ce
pas ?
» – Si, je le voudrais,
répondit-elle, de tout mon cœur, et je vous croirais l’un et
l’autre aussi honnêtes que vous le fûtes jamais dans toute votre
vie.
» – Qu’est-ce qui prend la gueuse,
de parler ainsi ? dis-je. Honnête ! Comment cela peut-il
être honnête ?
» – Eh bien ! je vais vous le
dire, madame, reprit Amy. J’y ai réfléchi dès que je l’ai entendu
parler, et c’est très vrai. Il vous appelle veuve ; veuve vous
êtes véritablement, car, puisque mon maître vous a quittée depuis
tant d’années, il est sûr qu’il est mort ; du moins est-il
mort pour vous. Ce n’est pas un mari. Vous êtes et devez être libre
d’épouser qui vous voulez. Quant à lui, puisque sa femme est partie
d’avec lui et ne veut pas coucher avec lui, il est alors aussi
célibataire qu’il l’a jamais été ; et, quoique vous ne
puissiez obtenir de la loi du pays d’être unis ensemble, cependant,
puisque la femme de l’un et le mari de l’autre refusent de remplir
leurs devoirs, vous pouvez certainement vous prendre l’un l’autre
honnêtement.
» – Ah ! Amy ! dis-je. Si
je pouvais le prendre honnêtement, vous pouvez être sûre que je le
prendrais de préférence à tous les hommes du monde. Cela m’a
retourné le cœur en moi, lorsque je l’ai entendu dire qu’il
m’aimait. Comment pourrait-il en être autrement ? Car vous
savez dans quelle condition j’étais, auparavant, méprisée, foulée
aux pieds par tout le monde. Je l’aurais pris dans mes bras et
baisé aussi librement qu’il l’a fait de moi, n’avait été la
pudeur.
» – Oui, et tout ce qui s’ensuit,
dit Amy dès le premier mot.
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