Je ne vois pas comment vous pouvez songer à lui refuser quoi que ce soit. Ne vous a-t-il pas retirée des griffes du diable, sortie de la plus noire misère à laquelle une pauvre femme puisse être réduite ? Est-ce qu’une femme peut rien refuser à un tel homme ?

» – Ah ! je ne sais que faire, Amy, lui dis-je. J’espère qu’il ne me demandera rien de semblable. J’espère qu’il ne l’essayera pas. S’il le fait, je ne sais ce que je lui dirai.

» – Il ne vous demandera rien ? dit Amy. Comptez qu’il vous le demandera, et même que vous l’accorderez. Je suis sûre que ma maîtresse n’est pas une sotte. Allons, madame, je vous prie, laissez-moi vous sortir une chemise propre. Qu’il ne vous trouve pas avec du linge sale, la nuit des noces.

» – Si je ne savais que vous êtes une très honnête fille, Amy, lui dis-je, vous me feriez avoir horreur de vous. Vous plaidez pour le diable comme si vous étiez un de ses conseillers privés.

» – Il n’est pas question de cela ; madame ; je ne dis que ce que je pense. Vous avouez que vous aimez ce monsieur, et il vous a donné des témoignages suffisants de son affection pour vous. Vos situations sont également malheureuses, et son opinion est qu’il peut prendre une autre femme, sa première ayant failli à l’honneur et vivant loin de lui. Bien que les lois du pays ne lui permettent pas de se marier régulièrement, il pense qu’il peut prendre en ses bras une autre femme, pourvu qu’il soit fidèle à cette autre femme comme à son épouse. Bien plus, il dit qu’il est ordinaire d’agir ainsi, que c’est une coutume dans plusieurs contrées étrangères ; et, je dois l’avouer, je suis du même sentiment. Autrement, il serait au pouvoir d’une dévergondée, après qu’elle aurait trompé et abandonné son mari, de l’exclure pour toute sa vie du plaisir et des services qu’on trouve chez une femme, ce qui serait très déraisonnable, et, par le temps qui court, intolérable pour certaines personnes. Il en est de même de votre côté, madame. »

Si j’avais été en possession de tout mon bon sens, si ma raison n’avait pas été troublée par la puissante attraction d’un ami si bon et si bienfaisant, si j’avais consulté ma conscience et la vertu, j’aurais repoussé cette Amy, quelque fidèle et honnête qu’elle fût autrement à mon égard, comme une vipère, comme un instrument du diable. J’aurais dû me rappeler que ni lui ni moi, d’après les lois de Dieu comme d’après celles de l’homme, nous ne pouvions nous unir dans d’autres conditions que celles d’un adultère notoire. L’argument de cette ignorante femelle, qu’il m’avait arrachée des mains du diable, c’est-à-dire du démon de la pauvreté et de la misère, aurait dû être pour moi un puissant motif de ne pas me plonger, en retour de cette délivrance, entre les mâchoires de l’enfer, au pouvoir du diable véritable. J’aurais dû regarder tout le bien que cet homme m’avait fait comme l’ouvrage particulier de la bonté céleste, et cette bonté aurait dû me porter par reconnaissance au devoir et à l’humilité de l’obéissance. J’aurais dû recevoir la miséricorde avec gratitude, et en profiter avec discrétion, à la louange et en l’honneur de mon Créateur. Au contraire, dans cette vicieuse direction, toute la libéralité, toute la bonté de ce gentleman devenait pour moi un piège, n’était qu’un appât à l’hameçon du diable ; je recevais ses bontés au prix trop élevé de mon corps et de mon âme, engageant foi, religion, conscience et pudeur pour, je puis le dire, un morceau de pain ; ou, si vous voulez, je ruinais mon âme par reconnaissance ; je me livrais au démon pour me montrer reconnaissante envers mon bienfaiteur. Je dois rendre au gentleman cette justice de dire que je crois véritablement qu’il ne faisait rien qu’il ne pensât être légitime ; et je me dois à moi-même cette justice de dire que je faisais ce que ma propre conscience me représentait invinciblement, au moment même où je le faisais, comme horriblement illégitime, scandaleux et abominable.

Mais la pauvreté fut mon piège ; l’épouvantable pauvreté ! Le malheur dans lequel j’avais été, était assez grand pour faire trembler le cœur à l’appréhension de son retour. Je pourrais en appeler à tous ceux qui ont quelque expérience du monde, et demander si une personne aussi complètement dénuée que je l’étais de toute espèce de ressources et d’amis, soit pour m’entretenir, soit pour m’aider à le faire, pouvait résister à la proposition. Non que je plaide pour justifier ma conduite ; mais je le fais afin d’émouvoir la pitié même de ceux qui abhorrent le crime.

En outre, j’étais jeune, belle ; et, malgré toutes les humiliations que j’avais subies, j’étais vaine, et cela pas seulement un peu. C’était une chose aussi agréable que nouvelle d’être courtisée, caressée, embrassée, de m’entendre faire de grandes professions d’affection par un homme si aimable et si capable de me faire du bien.

Ajoutez que si je m’étais risquée à désobliger ce gentleman, je n’avais pas un ami au monde à qui recourir ; je n’avais pas une espérance, non, pas même un morceau de pain ; je n’avais rien devant moi qu’une nouvelle chute dans le même malheur où j’avais été déjà.

Amy n’était que trop éloquente dans cette cause. Elle représentait toutes ces choses sous leurs couleurs propres et les raisonnait avec une extrême habileté. Enfin, la joyeuse luronne, lorsqu’elle vint pour m’habiller, me dit :

« Savez-vous, madame ? Si vous ne voulez pas consentir, dites-lui que vous ferez comme Rachel fit à Jacob, quand elle ne pouvait avoir d’enfant et qu’elle mit sa servante dans son lit. Dites-lui que vous ne pouvez vous rendre à ses désirs ; mais qu’il y a Amy, à laquelle il peut poser la question, parce qu’elle a promis de ne pas le refuser.

» – Et vous voudriez que je dise cela, Amy ? lui dis-je.

» – Non, Madame, mais réellement je voudrais que vous le fissiez vous-même. D’ailleurs, vous êtes perdue si vous ne le faites pas ; et si, en le faisant, moi, cela vous empêchait d’être perdue, je l’ai déjà dit, je le ferai, s’il le veut. S’il me le demande je ne le refuserai pas, moi. Que je sois pendue si je le refuse ! dit Amy.

» – En vérité, je ne sais que faire, repris-je.

» – Ce que faire ! répondit Amy. Le choix est simple et net. Le voici : vous pouvez avoir un beau et charmant gentleman, être riche, vivre dans les plaisirs et l’abondance ; ou le refuser, et manquer de dîner, aller en haillons, vivre dans les larmes, bref, mendier et crever de faim. Vous savez que tel est le cas, madame, ajouta Amy.