On trouvera dans Lady
Roxana toutes les qualités et les défauts de l’auteur :
une négligence voulue, des longueurs, des répétitions d’idées
autant que d’expressions, une absence d’art, enfin, qui pourrait
bien être, chez Defoe, le comble de l’art, car elle donne à ses
récits une intensité de vie et une vraisemblance tout à fait
extraordinaires. Il est inutile de dire que notre traduction
n’esquive rien, qu’elle est un calque aussi fidèle et aussi pur
qu’on a pu le faire, mais nullement un arrangement ni une
interprétation.
« Les romans de Defoe, dit M. Léon
Boucher, professeur de la Faculté des lettres de Besançon, toujours
sous la forme autobiographique, ont un accent de sincérité qui leur
donne l’air de confessions, et la fiction chez lui n’est que le
trompe-l’œil de la réalité. » Cette dernière métaphore, qu’il
faut être professeur pour avoir le droit de se permettre, n’en
donne pas moins l’impression assez exacte de la manière de l’auteur
de Lady Roxana. En notre temps de réalisme et de
naturalisme, le trait n’est pas fait pour déplaire. Et cependant
peut-être sera-t-on choqué en France, plus qu’on ne l’est dans la
patrie du shocking, de la liberté de langage, souvent
grossière et touchant parfois à la brutalité, dont l’auteur use
sans le moindre embarras. Mais la langue a pris, depuis le
XVIIe siècle, en Angleterre comme en France, des
délicatesses outrées qui n’ont rien à voir avec la véritable
morale. C’est le privilège de nos auteurs classiques de se faire
lire de tous, et, qui plus est, de se faire étudier dans les
classes, avec leurs nudités ou leurs rudesses d’expressions, sans
qu’ils éveillent de pensées déshonnêtes dans les esprits les plus
raffinés comme les plus innocents. Sans parler des autres où les
exemples seraient trop faciles à prendre, qui reproche à Racine
d’avoir, dans une pièce religieuse destinée à être jouée par des
jeunes filles rigidement élevées, introduit ce vers où il est dit
de l’altière Vasthi qu’Assuérus
La chassa de son trône ainsi que de son lit ?
Qu’on ne s’effarouche donc pas trop si le lit
est souvent et naïvement mis en scène dans le livre de Defoe, dont
je demande à donner ici le titre entier, avec sa prolixité amusante
et caractéristique de l’époque à laquelle il fut écrit :
« L’Heureuse Maîtresse ou Histoire de la
vie et de la grande Diversité de Fortunes de
Mlle de Beleau, plus tard appelée comtesse de
Wintselsheim, en Allemagne ; qui est la personne connue sous
le nom de Lady Roxana, au temps du Roi Charles II. » (Londres,
1724.)
Préface
L’histoire de cette belle dame porte avec elle
son propre témoignage. Si elle n’est pas aussi belle que la dame
même est représentée l’être, si elle n’est pas aussi divertissante
que le lecteur le peut désirer, ni beaucoup plus qu’il ne peut
raisonnablement s’y attendre, et si toutes les parties les plus
divertissantes n’en sont pas appropriées à l’instruction et au
perfectionnement du lecteur, le narrateur déclare que ce doit être
la faute de son récit ; il aura habillé l’histoire de
vêtements inférieurs à ceux que la dame dont il rapporte les
paroles, préparait pour l’offrir au monde.
Il prend la liberté de dire que ce récit
diffère de la plupart des pièces contemporaines de ce genre, bien
que quelques-unes d’entre elles aient rencontré dans le monde un
très bon accueil. Je dis qu’il en diffère en un point considérable
et essentiel, à savoir qu’il est fondé sur la vérité des
faits ; de sorte que l’œuvre n’est pas un conte, mais une
histoire.
La scène est placée si près du lieu où la
partie principale de l’action s’est passée, qu’il a été nécessaire
de déguiser les noms et les personnages, de peur que le souvenir
d’événements, qui ne sauraient être encore complètement oubliés
dans ce quartier de la ville, ne soit ravivé, et que les faits ne
puissent être restitués trop clairement par bon nombre de gens
vivant encore aujourd’hui, qui, par les détails, reconnaîtraient
les personnages.
Il n’est pas toujours nécessaire que les noms
des personnages se découvrent, et l’histoire peut n’en être pas
moins utile de mainte façon. Si nous étions toujours obligé ou de
nommer les personnages, ou de ne pas faire le récit, il en
résulterait cette seule conséquence : c’est que beaucoup
d’histoires agréables et charmantes seraient ensevelies dans
l’ombre, et que le monde serait à la fois privé du plaisir et du
profit qu’il y trouve.
L’auteur déclare qu’il connaissait
particulièrement le premier mari de cette dame, le brasseur, et son
père, et aussi ses difficultés d’argent ; et il sait que toute
cette première partie du récit est vraie.
Ceci peut, il l’espère, être une garantie de
la bonne foi du reste, bien que la fin de l’histoire se passe à
l’étranger et ne puisse pas être si facilement attestée que le
commencement. Cependant, comme c’est la dame elle-même qui l’a
racontée, nous avons d’autant moins de motifs de mettre en doute la
vérité de cette dernière partie.
À la manière dont elle raconte son histoire,
il est évident qu’elle n’insiste nulle part pour se justifier.
Encore moins offre-t-elle sa conduite, ou même aucun trait de sa
conduite, si ce n’est son repentir, comme modèle à imiter. Au
contraire, elle fait de fréquentes digressions pour censurer et
condamner justement ses propres actes. Combien de fois ne
s’adresse-t-elle pas les reproches les plus passionnés, nous
fournissant des réflexions pleines de justesse pour les cas
semblables !
Il est vrai qu’elle a trouvé un succès
inespéré dans toutes ses fautes. Mais même dans la plus grande
élévation de sa prospérité, elle reconnaît fréquemment que les
plaisirs dus à sa mauvaise conduite ne valaient pas le repentir, et
que toute les satisfactions qu’elle avait, toute sa joie en
présence de sa fortune, non, pas même toute l’opulence où elle
nageait, ni son éclat extérieur, ni l’appareil et les honneurs qui
l’accompagnaient, ne pouvaient calmer son esprit, ni faire taire
les reproches de sa conscience, ou lui procurer une heure de
sommeil, lorsque de justes réflexions la tenaient éveillée.
Les généreuses déductions qui se tirent de
cette partie de l’histoire valent autant que tout le reste, et,
étant le but avoué de la publication, la justifient pleinement.
S’il y a des passages dans ce récit où, étant
obligé de rapporter une action mauvaise, on semble la décrire trop
clairement, l’auteur déclare qu’on a pris tout le soin imaginable
de se garder des indécences et des expressions immodestes ; et
l’on espère que vous n’y trouverez rien qui puisse exciter un
esprit vicieux, mais que vous y trouverez, au contraire, à chaque
page, beaucoup pour le décourager et le confondre.
Les scènes de crime ne peuvent guère être
représentées de manière que quelques-uns n’en fassent un criminel
usage. Mais lorsque le vice est peint sous ses viles couleurs, ce
n’est pas pour le faire aimer, mais pour l’exposer au mépris ;
et si le lecteur fait un mauvais usage d’un tel tableau, la
méchanceté lui en appartient tout entière.
D’un autre côté, les avantages du présent
ouvrage sont si grands, et le lecteur vertueux y trouvera
l’occasion de tant de perfectionnements, que nous ne faisons pas de
doute que ce récit, quelque médiocrement raconté qu’il soit, ne
pénètre jusqu’à lui dans ses meilleures heures de loisir, et ne
soit lu avec délices et profit à la fois.
Chapitre 1
SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort de
mon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de mon
mari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de ma
servante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyés
à leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimable
de l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétaire
dîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. –
Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Le
piège de la pauvreté.
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