– Je me résous à partager le lit de mon
propriétaire. – Nous nous prenons comme époux.
Je suis née, comme je l’ai appris de mes amis,
dans la ville de Poitiers, province ou comté de Poitou, en France,
d’où je fus amenée en Angleterre par mes parents, qui s’enfuirent à
cause de leur religion vers l’an 1683, époque où les protestants
furent bannis de France par la cruauté de leurs persécuteurs.
Moi, qui ne savais que peu de chose, ou rien
du tout, de ce qui m’avait fait amener ici, j’étais assez contente
de m’y trouver. Londres, ville grande et gaie, me plut
infiniment ; car, en ma qualité d’enfant, j’aimais la foule,
et à voir beaucoup de beau monde.
Je ne conservai rien de la France que le
langage, mon père et ma mère étant de meilleur ton que ne l’étaient
ordinairement, en ce temps-là, ceux qu’on appelle réfugiés. Ayant
fui de bonne heure, lorsqu’il était encore facile de réaliser leurs
ressources, ils avaient, avant leur traversée, envoyé ici des
sommes importantes, ou, autant que je m’en souviens, des valeurs
considérables en eau-de-vie de France, papier et autres
marchandises. Tout cela se vendit dans des conditions très
avantageuses, et mon père se trouva fort à l’aise en arrivant, de
sorte qu’il s’en fallait qu’il eût à s’adresser aux autres
personnes de notre nation qui étaient ici, pour en obtenir
protection ou secours. Au contraire, sa porte était continuellement
assiégée d’une foule de pauvres misérables créatures mourant de
faim, qui, en ce temps-là, s’étaient réfugiées ici, pour des
raisons de conscience ou pour quelque autre cause.
J’ai même entendu mon père dire qu’il était
harcelé par bien des gens qui, pour la religion qu’ils avaient,
auraient aussi bien pu rester où ils étaient auparavant. Mais ils
accouraient ici par troupeaux, pour y trouver ce qu’on appelle en
anglais a livelihood, c’est-à-dire leur subsistance, ayant
appris que les réfugiés étaient reçus à bras ouverts en Angleterre,
qu’ils trouvaient promptement de l’ouvrage, car la charité du
peuple de Londres leur facilitait les moyens de travailler dans les
manufactures de Spitalfields, de Canterbury et autres lieux, –
qu’ils avaient pour leur travail un salaire bien plus élevé qu’en
France, et autres choses semblables.
Mon père, disais-je, m’a raconté qu’il était
plus harcelé des cris de ces gens-là que de ceux qui étaient de
vrais réfugiés, ayant fui dans la misère pour obéir à leur
conscience.
J’avais à peu près dix ans lorsqu’on m’amena
dans ce pays où, comme je l’ai dit, mon père vécut fort à l’aise,
et où il mourut environ onze ans plus tard. Pendant ce temps, je
m’étais formée pour la vie mondaine, et liée avec quelques-unes de
nos voisines anglaises, comme c’est la coutume à Londres. Tout
enfant, j’avais choisi trois ou quatre compagnes et camarades de
jeux d’un âge assorti au mien, de sorte qu’en grandissant nous nous
habituâmes à nous appeler amies et intimes ; et ceci contribua
beaucoup à me perfectionner pour la conversation et pour le
monde.
J’allais à des écoles anglaises, et, comme
j’étais jeune, j’appris la langue parfaitement bien, ainsi que
toutes les manières des jeunes filles anglaises. Je ne conservai
donc rien des Françaises que la connaissance du langage ;
encore n’allai-je pas jusqu’à garder des restes de locutions
françaises cousues dans mes discours, comme la plupart des
étrangers ; mais je parlais ce que nous appelons le pur
anglais, aussi bien que si j’étais née ici.
Puisque j’ai à donner la description de ma
personne, il faut qu’on m’excuse de la donner aussi impartialement
que possible, et comme si je parlais d’une autre. La suite vous
fera juger si je me flatte ou non.
J’étais (je parle de moi lorsque j’avais
environ quatorze ans) grande, et très bien faite ; d’une
sagacité de faucon dans les questions qui ne dépassent pas le
niveau ordinaire des connaissances ; prompte et vive dans mes
discours, portée à la satire, toujours prête à la repartie, et un
peu trop libre dans la conversation, ou, comme nous disons en
anglais, un peu trop hardie (bold), bien que d’une
modestie parfaite dans ma conduite. Étant née Française, je devais
danser, comme quelques-uns le prétendent, naturellement ; en
effet, j’aimais extrêmement la danse ; je chantais bien
également, et si bien que, comme vous le verrez, cela me fut plus
tard de quelque avantage. Avec tout cela, je ne manquais ni
d’esprit, ni de beauté, ni d’argent. C’est ainsi que j’entrai dans
le monde, possédant tous les avantages qu’une jeune femme pouvait
désirer pour se faire bien venir des autres et se promettre une vie
heureuse pour l’avenir.
Vers l’âge de quinze ans, mon père me donna
une dot de 25,000 livres, comme il disait en français, c’est-à-dire
deux mille livres sterling, et me maria à un gros brasseur de la
cité. Excusez-moi si je tais son nom, car bien qu’il soit la cause
première de ma ruine, je ne saurais me venger de lui si
cruellement.
Avec cette chose qu’on appelle un mari, je
vécus huit années fort convenablement, et pendant une partie de ce
temps j’eus une voiture, c’est-à-dire une sorte de caricature de
voiture, car toute la semaine les chevaux travaillaient aux
camions ; mais, le dimanche, j’avais le privilège de sortir
dans mon carrosse, pour aller soit à l’église, soit ailleurs,
suivant que mon mari et moi pouvions en tomber d’accord, ce qui,
soit dit en passant, n’arrivait pas souvent. Mais nous reparlerons
de cela.
Avant de m’engager davantage dans l’histoire
de la partie matrimoniale de mon existence, il faut me permettre de
faire le portrait de mon mari aussi impartialement que j’ai fait le
mien. C’était un gaillard jovial et beau garçon autant qu’aucune
femme peut en désirer un pour le compagnon de sa vie ; grand
et bien fait ; peut-être de dimensions un peu trop fortes,
mais pas jusqu’à avoir l’air vulgaire. Il dansait bien, et c’est,
je crois, ce qui nous rapprocha tout d’abord. Il avait un vieux
père qui dirigeait les affaires avec soin, de sorte qu’il n’avait,
de ce côté-là, pas grand’chose à faire, si ce n’est, de temps en
temps, de faire une apparition et de se montrer. Et il en
profitait ; car il s’inquiétait très peu de son commerce, mais
il sortait, voyait du monde, chassait beaucoup et aimait
excessivement ce dernier plaisir.
Après vous avoir dit que c’était un bel homme
et un bon sportsman,j’ai vraiment tout dit. Je fus assez
malheureuse, comme tant d’autres jeunes personnes de notre sexe, de
le choisir parce qu’il était bel homme et bon vivant, comme je l’ai
dit ; car, pour le reste, c’était un être aussi faible, à tête
aussi vide, et aussi dénué d’instruction qu’une femme ait jamais pu
en désirer pour son compagnon. Et ici, il faut que je prenne la
liberté, quelques reproches que j’aie d’ailleurs à me faire dans ma
conduite ultérieure, de m’adresser à mes sœurs, les jeunes filles
de ce pays, et de les prémunir en quelques mots. Si vous avez
quelque considération pour votre bonheur futur, quelque désir de
vivre bien avec un mari, quelque espoir de conserver votre fortune
ou de la rétablir après un désastre, jamais, mesdemoiselles,
n’épousez un sot ; un mari quelconque, mais pas un sot ;
avec certains autres maris vous pouvez être malheureuses, mais avec
un sot vous serez misérables ; avec un autre mari vous pouvez,
dis-je, être malheureuses, mais avec un sot vous le serez
nécessairement. Il y a plus : le voudrait-il, il ne saurait
vous rendre heureuse ; tout ce qu’il fait est si gauche, tout
ce qu’il dit est si vide, qu’une femme de quelque intelligence ne
peut s’empêcher d’être fatiguée et dégoûtée de lui vingt fois par
jour. Quoi de plus contrariant pour une femme que de mener dans le
monde un grand gaillard de mari, bel homme et joli garçon, et
d’être obligée de rougir de lui chaque fois qu’elle l’entend
parler ? D’entendre les autres hommes causer sensément, quand
lui n’est capable de rien dire, et a l’air d’un sot ? Ou, ce
qui est pire, de l’entendre dire des stupidités et faire rire de
lui comme d’un sot ?
D’un autre côté, il y a tant de sortes de
sots, une si infinie variété de sots, et il est si difficile de
savoir quel est le pire de l’espèce, que je suis obligée de vous
dire : Pas de sot, mesdemoiselles, absolument, aucune espèce
de sot, sot furieux ou sot modéré, sot sage ou sot idiot ;
prenez n’importe quoi, si ce n’est un sot ; bien plus, soyez
n’importe quoi vous-même, soyez même vieille fille, la pire des
malédictions de la nature, plutôt que de ramasser un sot.
Mais laissons cela un moment, car j’aurai
l’occasion d’en reparler. Mon cas était particulièrement pénible,
et je trouvais, dans cette malheureuse union, toute une
complication de sottises variées.
D’abord, – et la chose, il faut l’avouer, est
parfaitement insupportable, – mon mari était un sot vaniteux,
tout opiniâtre[1]. Tout ce
qu’il disait était juste, était le mieux dit et décidait la
question, sans la moindre considération pour aucune des personnes
présentes, ni pour rien de ce qui pouvait avoir été avancé par
d’autres, même avec toute la modestie imaginable. Et néanmoins,
quand il en venait à défendre son avis par l’argumentation et la
raison, il le faisait d’une façon si faible, si vide, et si
éloignée de son but, que c’en était assez pour dégoûter ceux qui
l’écoutaient et les faire rougir de lui.
En second lieu, il était affirmatif et entêté,
et il l’était surtout dans les choses les plus simples ou les plus
contradictoires et telles qu’il était impossible d’avoir la
patience de les entendre énoncer.
Ces deux qualités, même s’il n’y en avait pas
eu d’autres, suffisaient à le rendre la plus insupportable créature
qu’on pût avoir pour époux ; et l’on imagine, à première vue,
l’espèce de vie que je menais. Cependant, je m’en tirais aussi bien
que je pouvais, et retenais ma langue ; ce qui était la seule
victoire que je remportasse sur lui. En effet, lorsqu’il voulait
m’entretenir de son bavardage bruyant et vide, et que je ne voulais
pas lui répondre ou entrer en conversation avec lui sur le point
qu’il avait choisi, il se levait dans une rage inimaginable, et
s’en allait.
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