C’était ainsi que je me délivrais à meilleur
marché.
Je pourrais m’étendre ici sur la méthode que
j’adoptai pour me faire une vie passable et facile avec le
caractère le plus incorrigible du monde ; mais ce serait trop
long, et les détails trop frivoles. Je me bornerai à en mentionner
quelques-uns que les événements que j’ai à raconter rendent
nécessaires à mon récit.
J’étais mariée depuis quatre ans environ,
lorsque je perdis mon père. – Ma mère était morte auparavant. – Mon
union lui plaisait si peu, et il voyait si peu de motifs d’être
satisfait de la conduite de mon mari, que, tout en me laissant, à
sa mort, cinq mille livres et plus, il les laissa entre les mains
de mon frère aîné. Celui-ci, s’étant témérairement aventuré dans
ses opérations commerciales, fit faillite, et perdit, non seulement
ce qu’il avait à lui, mais aussi ce qu’il avait à moi, comme vous
l’apprendrez tout à l’heure.
Ainsi je perdis la dernière marque de la
libéralité de mon père, parce que j’avais un mari à qui l’on ne
pouvait se fier : voilà un des avantages d’épouser un sot.
Dans la seconde année qui suivit la mort de
mon père, le père de mon mari mourut aussi. Je crus que sa fortune
s’en trouvait considérablement augmentée, car tout le commerce de
la brasserie, lequel était excellent, lui appartenait désormais en
propre.
Mais cette augmentation de propriété fut sa
ruine, car il n’avait pas le génie des affaires. Il n’avait aucune
connaissance des comptes de sa maison. Il eut bien l’air de se
remuer à ce sujet, dans les commencements, et il prit un visage
d’homme affairé. Mais il se relâcha vite. C’était chose au-dessous
de lui que d’examiner ses livres ; il laissait ce soin à ses
commis et à ses comptables ; et tant qu’il trouvait de
l’argent en caisse pour payer le malteur et les droits et pour en
mettre un peu dans sa poche, il se sentait parfaitement à l’aise et
sans souci, laissant le plus important aller au hasard.
Je prévoyais les conséquences, et plusieurs
fois j’essayai de le persuader de s’appliquer à ses affaires. Je
lui rappelai combien ses clients se plaignaient de la négligence de
ses employés d’un côté, et combien, de l’autre, augmentait le
nombre de ses débiteurs, par suite de l’insouciance de son commis à
assurer les rentrées, et autres choses semblables. Mais il me
repoussait soit avec de dures paroles, soit d’une façon détournée,
en me représentant les choses autrement qu’elles n’étaient.
Quoi qu’il en soit, pour couper court à une
ennuyeuse histoire qui n’a pas le droit d’être longue, il finit par
trouver que son commerce déclinait, que son capital diminuait,
bref, qu’il ne pouvait pas continuer les affaires. Une ou deux fois
il dut mettre en gages ses ustensiles de brasseur pour satisfaire
l’excise ; et, la dernière fois, il eut toutes les peines du
monde à les dégager.
Il en fut alarmé, et résolut de cesser le
commerce. Il n’en était pas fâché, d’ailleurs, prévoyant que s’il
ne le faisait pas à temps, il serait forcé de cesser d’une autre
manière, je veux dire en faisant banqueroute. De mon côté, je ne
demandais pas mieux qu’il s’en retirât pendant qu’il lui restait
encore quelque chose, de peur de me trouver dépouillée dans ma
propre maison et mise à la porte avec mes enfants ; car
j’avais maintenant cinq enfants. C’est le seul ouvrage, peut-être,
à quoi les sots soient bons.
Je me considérais comme heureuse lorsqu’il eut
trouvé quelqu’un à qui céder la brasserie.
En effet, après avoir payé une grosse somme,
mon mari se trouva libéré, toutes ses dettes acquittées, et ayant
encore de deux à trois mille livres sterling en poche. Obligés de
déménager de la brasserie, nous prîmes une maison à X***, village
situé à dix milles de la ville environ. Tout bien considéré, je me
crus heureuse, je le répète, d’être sortie d’embarras à d’aussi
bonnes conditions ; et si mon bel homme avait eu seulement son
plein bonnet de bon sens, je n’aurais pas encore été trop mal.
Je lui proposai d’acheter quelque bien avec
l’argent, ou avec une partie, lui offrant d’apporter ma part qui
existait encore et qui pouvait se réaliser sûrement. De cette façon
nous aurions pu vivre tolérablement, au moins pendant sa vie. Mais
comme c’est le propre d’un sot de ne pas prendre d’avis, il
négligea celui-là, vécut comme auparavant, garda ses chevaux et ses
gens, sortit tous les jours à cheval pour chasser dans la
forêt ; et, pendant ce temps-là, rien ne se faisait. Mais
l’argent filait bon train, et il me semblait que je voyais la ruine
accourir, sans aucun moyen praticable de l’arrêter.
Je ne négligeai rien de tout ce que la
persuasion et les prières peuvent tenter ; mais tout fut
inutile. Lui représenter comme notre argent s’en allait vite et ce
que serait notre situation quand il n’y en aurait plus, cela ne
faisait aucune impression sur lui. Comme un insensé, il continuait
sans nul souci de tout ce qu’on pourrait supposer que les larmes et
les lamentations sont capables de faire. Il ne diminuait ni sa
dépense personnelle, ni son train, ni ses chevaux, ni son
domestique, jusqu’à la fin, où il ne lui resta plus même cent
livres sterling au monde.
Il ne fallut pas plus de trois ans pour
dépenser ainsi tout l’argent comptant. Et il le dépensa, je puis le
dire, sottement ; car les compagnies qu’il fréquentait
n’avaient rien d’estimable ; c’étaient généralement des
chasseurs, des maquignons et des gens inférieurs à lui : autre
conséquence de la sottise chez un homme. Les sots, en effet, ne
sauraient trouver d’attrait à la société d’hommes plus sages et
plus capables qu’eux ; ce qui fait qu’ils entretiennent
commerce avec des coquins, boivent de la bière avec les portefaix,
et font toujours leur compagnie de gens au dessous d’eux.
C’était là ma triste situation, lorsqu’un
matin mon mari me dit qu’il comprenait qu’il en était arrivé à un
état misérable, et qu’il voulait aller chercher fortune quelque
part, ou ailleurs. Il avait déjà dit des choses semblables
plusieurs fois auparavant, lorsque je le pressais de considérer ses
ressources et les ressources de sa famille avant qu’il fût trop
tard ; mais, comme j’avais vu que dans tout cela il n’y avait
aucune idée sérieuse, – et, à la vérité, il n’y avait guère jamais
aucune idée dans ses paroles, quoi qu’il dît, – je pensai encore
cette fois-ci que ce n’était que des mots en l’air. Lorsqu’il avait
bien répété qu’il voulait s’en aller, je souhaitais d’ordinaire
secrètement à part moi, et même je me le disais nettement en
pensée : Que ne le faites-vous donc ! car si vous
continuez ainsi, vous nous ferez tous mourir de faim.
Cependant il resta à la maison toute la
journée, et y passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, il se
lève du lit, va à une fenêtre qui donnait sur les écuries, et sonne
de son cor français, comme il l’appelait. C’était son signal
ordinaire pour appeler ses gens quand il sortait pour la
chasse.
On était vers la fin d’août ; il faisait
donc encore clair dès cinq heures, et ce fut à peu près à cette
heure-là que je l’entendis, lui et deux de ses gens, sortir, et
fermer les portes de la cour derrière eux.
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