J’étais
retournée plusieurs fois chez la vieille tante, et je l’avais
amenée à me promettre d’aller parler aux autres parents, pour
persuader quelqu’un d’entre eux, si c’était possible, de prendre au
moins les enfants, ou de contribuer pour quelque chose à leur
entretien. Je dois lui rendre cette justice qu’elle fit tous ses
efforts auprès d’eux ; mais tout fut inutile, ils ne voulurent
rien faire, du moins de ce côté-là. Je crois, qu’après bien des
sollicitations, elle obtint, par une sorte de collecte faite entre
eux tous, environ onze ou douze shillings : ce fut, sans
doute, un soulagement momentané, mais ce n’était pas cela, il est
inutile de le dire, qui pouvait me délivrer d’une partie quelconque
du fardeau qui pesait sur moi.
Il y avait une pauvre femme qui avait été une
sorte de cliente de notre famille, et pour laquelle j’avais, entre
tous nos autres parents, eu souvent beaucoup de bontés. Ma servante
me mit en tête un matin d’envoyer parler à cette pauvre femme et de
voir si elle ne pourrait pas m’aider dans mon épouvantable
situation.
Il faut que je rappelle ici, à la louange de
cette pauvre fille, ma servante, que, bien que je ne pusse plus lui
donner de gages, comme je le lui avais déclaré, et que je ne pusse
même pas lui en payer l’arriéré, elle ne voulut pas me quitter. Il
y a pas[2] : tant qu’elle eut quelque argent,
lorsque je n’en avais pas, elle voulut m’aider du sien. J’ai
reconnu son attachement et sa fidélité ; mais néanmoins elle
ne fut, à la fin, payée de tout cela qu’en mauvaise monnaie, comme
on le verra en son lieu.
Amy (c’était son nom) me fit donc penser à
envoyer dire à cette pauvre femme de venir me trouver. J’étais
alors dans une grande misère, et je m’y résolus. Mais précisément
le matin que j’avais l’intention de le faire, la vieille tante vint
me voir, accompagnée de la pauvre femme. La bonne vieille dame
paraissait être en grande inquiétude à mon sujet ; et elle
avait encore parlé à ces gens, pour voir ce qu’ils pourraient faire
pour moi, mais avec bien peu de résultat.
Vous aurez quelque idée de ma misère d’alors
par la situation dans laquelle elle me trouva : j’avais cinq
enfants dont le plus âgé n’avait pas dix ans, et pas un shilling
dans la maison pour leur acheter des aliments ; mais j’avais
envoyé Amy pour vendre une cuiller d’argent et rapporter quelque
chose de chez le boucher, et j’étais dans un petit salon, assise
sur le sol, avec un gros tas de vieux chiffons, de linge et
d’autres objets autour de moi, examinant si je n’avais rien là
dedans qui pût se vendre ou s’engager pour un peu d’argent ;
et je pleurais jusqu’à éclater à force de sanglots, en songeant à
ce que je ferais ensuite.
C’est à ce moment qu’elles frappèrent à la
porte. Je crus que c’était Amy, et je ne me levai pas. Un des
enfants alla ouvrir, et elles entrèrent aussitôt dans la chambre où
j’étais et où elles me trouvèrent dans cette posture, sanglotant de
toutes mes forces. Je fus surprise de leur arrivée, vous pouvez le
croire, surtout en voyant la personne même que je venais de me
décider à envoyer chercher. Mais quand elles me virent, avec la
mine que j’avais, car mes yeux étaient enflés à force de pleurer,
ainsi que l’état de la maison où je demeurais et les tas d’objets
qui se trouvaient autour de moi, surtout quand je leur eus dit ce
que je faisais, et pour quel motif, elles s’assirent, comme les
trois consolateurs de Job, et ne me dirent pas un mot pendant un
long espace de temps ; mais toutes les deux pleuraient aussi
abondamment et aussi sincèrement que moi.
À la vérité, mon cas ne demandait pas beaucoup
de discours ; les choses parlaient d’elles-mêmes. Elles me
voyaient au milieu des haillons et de la saleté, moi qui, naguère
encore, avais ma voiture ; maigre, et ayant presque l’air
d’une morte de faim, moi qui étais auparavant grasse et de belle
mine. La maison, autrefois garnie d’un beau mobilier, de tableaux,
d’ornements, de buffets, de trumeaux et de tout ce qu’il fallait,
était maintenant dépouillée et nue, presque tout ayant été saisi
par le propriétaire pour le loyer ou vendu pour acheter le
nécessaire. En un mot, tout était misère et dénuement ;
partout on voyait l’image de la ruine. Nous avions à peu près tout
mangé, et il ne restait plus guère rien, à moins que, semblable à
l’une des pitoyables femmes de Jérusalem, je ne mangeasse jusqu’à
mes propres enfants.
Ces deux bonnes créatures étaient, comme je
l’ai dit, assises en silence depuis quelque temps, et elles avaient
bien tout regardé autour d’elles, lorsque ma servante, Amy, rentra.
Elle rapportait une petite poitrine de mouton et deux gros paquets
de navets, dont elle voulait faire un ragoût pour notre dîner. Pour
moi, mon cœur était si accablé de voir ces deux amies, – car
c’étaient des amies, quoique pauvres. – et d’être vue par elles en
un tel état, que je tombai dans une autre violente crise de larmes,
si bien que je ne pus leur parler encore de longtemps.
Pendant que j’étais dans ce désespoir, elles
prirent à part ma servante Amy dans un coin de la chambre et
causèrent avec elle. Amy leur donna tous les détails de ma
situation et les exprima en termes si touchants et si naturels que
je n’aurais pu, dans aucune circonstance, en faire autant
moi-même ; bref, elle les émut si bien l’une et l’autre que la
vieille tante vint à moi, et que, malgré les larmes qui la
rendaient presque incapable de parler, elle me dit
rapidement :
« Voyez-vous, cousine ; ça ne peut
pas rester comme ça ; il faut prendre un parti, et
immédiatement. Où sont nés ces enfants, je vous
prie ? »
Je lui dis la paroisse où nous demeurions
auparavant, que quatre d’entre eux y étaient nés, et que l’autre
était né dans la maison où j’étais et dont le propriétaire, après
avoir, avant de connaître ma situation, saisi mes meubles pour le
loyer arriéré, m’avait ensuite autorisée à demeurer toute une année
sans rien payer ; et cette année, ajoutai-je, était presque
expirée maintenant.
Après avoir entendu ce récit, elles décidèrent
qu’elles porteraient elles-mêmes tous les enfants à la porte de
quelqu’un des parents dont j’ai parlé plus haut, qu’ils y seraient
déposés par la servante Amy, et que moi, la mère, je m’en irais
pour quelques jours, fermerais la maison, et disparaîtrais. On
dirait à ces gens, que s’ils ne jugeaient pas convenable de prendre
un peu soin des enfants, ils pouvaient envoyer chercher les
marguilliers au cas où ils croiraient que cela valait mieux ;
car ces enfants étaient nés dans leur paroisse, et il fallait
pourvoir à leur subsistance. Quant à l’autre enfant, né dans la
paroisse de ***, les autorités en prenaient déjà soin ; et, en
effet, ils avaient si bien compris la misère de la famille, qu’ils
avaient, au premier mot, fait ce qui leur incombait de faire.
Voilà ce que me proposèrent ces excellentes
femmes, et elles me prièrent de m’en remettre à elles pour le
reste. Je fus, tout d’abord, vivement affligée de l’idée de me
séparer de mes enfants, surtout à l’idée de cette chose terrible,
qu’ils seraient à la garde de la paroisse. Puis, cent mille choses
horribles me vinrent à l’esprit, des histoires d’enfants de la
paroisse morts de faim en nourrice ; d’autres ruinés de santé,
déviés, boiteux, etc., parce qu’on n’avait pas pris assez soin
d’eux. Et ces pensées faisaient défaillir mon cœur au dedans
moi.
Mais la misère de ma position m’endurcit le
cœur vis-à-vis de ma propre chair et de mon propre sang.
Considérant qu’ils mourraient de faim infailliblement, et moi
aussi, si je continuais à les garder près de moi, je commençai à me
faire à l’idée de me séparer d’eux tous, n’importe comment et
n’importe où, afin de me délivrer de l’épouvantable nécessité de
les voir tous périr et de périr moi-même avec eux. Je consentis
donc à m’en aller de la maison, et à laisser l’exécution de toute
cette affaire à ma servante Amy et à elles. Je fis comme c’était
convenu ; et, dans l’après-midi même, elles les portèrent tous
à une des tantes.
Amy, fille résolue, frappa à la porte, ayant
tous les enfants avec elle ; et elle dit à l’aîné, aussitôt
que la porte serait ouverte, de se précipiter à l’intérieur, et
tout le reste après lui. Elle les déposa tous devant la porte avant
de frapper, et, quand elle eut frappé, elle attendit qu’une
servante vînt à la porte.
« Mon cœur, dit-elle, allez, je vous
prie, dire à votre maîtresse que voici ses petits cousins qui
viennent de ***, pour la voir ; » – et elle nommait la
ville où nous demeurions.
Là dessus la servante se mit en devoir de
retourner.
« Tenez, enfant, dit Amy, donnez la main
à l’un d’eux, et je mènerai le reste. »
Elle lui donne donc le plus petit, et la fille
rentre en toute innocence, avec le petit à la main. Amy alors
introduit les autres derrière elle, ferme la porte doucement, et
s’éloigne aussi vite qu’elle peut.
Juste pendant que ceci se passait, au moment
même où la servante et sa maîtresse se querellaient (car la
maîtresse s’emportait contre elle et la grondait comme une
furie : elle lui avait ordonné de courir après Amy ; la
fille était allée jusqu’à la porte, mais Amy avait disparu, et la
servante était hors d’elle-même, et la maîtresse aussi),
précisément sur ces entrefaites, disais-je, arrive la pauvre
vieille femme, pas ma tante, mais l’autre qui était venue en même
temps chez moi.
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