Elle frappe à la porte. La tante n’était pas venue,
parce qu’elle s’était mise en avant comme mon avocat, et qu’on
l’aurait soupçonnée de quelque machination. Quant à l’autre femme,
on ne savait même pas qu’elle eût eu aucune relation avec moi.
Amy et elle avaient concerté ceci entre elles,
et c’était assez bien imaginé.
Quand elle entra dans la maison, la maîtresse
fumait et rageait comme une folle furieuse ; elle appelait sa
servante de tous les synonymes qu’elle pouvait trouver, à coquine
et péronnelle ; elle criait qu’elle prendrait les enfants et
les jetterait tous à la rue. La pauvre bonne femme, la voyant dans
un tel emportement, se retourna comme si elle eût voulu être déjà
dehors, et dit :
« Madame, je reviendrai une autre fois.
Je vois que vous êtes occupée.
» – Non, non, madame, dit la
maîtresse, je ne suis pas très occupée ; asseyez-vous. Cette
sotte créature, qui est là, m’a fait entrer et m’a mis sur le dos
toute la maisonnée d’enfants de mon imbécile de frère, et elle me
dit qu’une fille les avait amenés jusqu’à la porte, les avait
poussés dans la maison, et lui avait demandé de les conduire à moi.
Mais cela ne me gênera guère, car j’ai donné l’ordre de les déposer
dans la rue, dehors ; et ainsi les marguilliers de la paroisse
prendront soin d’eux ou obligeront cette stupide femelle de les
ramener à ***. Que celle qui les a mis au monde s’occupe d’eux si
elle veut. Pourquoi m’envoie-t-elle sa marmaille ?
» – C’est véritablement le second
parti qui serait le meilleur des deux, dit la pauvre femme, si la
chose était faisable ; et cela m’amène à vous dire ma
commission et la cause de ma visite, car je venais précisément à
propos de cette affaire, pour empêcher qu’on ne vous mette tout
ceci sur les bras ; mais je vois que je suis venue trop
tard.
» – Que voulez-vous dire par trop
tard ? dit la maîtresse. Quoi ! Vous avez donc un intérêt
dans cette affaire ? Quoi ? Avez-vous contribué à attirer
sur nous cet opprobre de famille ?
» – J’espère que vous ne pensez pas
une telle chose de moi, madame, dit la pauvre femme. Mais je suis
allée ce matin à ***, voir mon ancienne maîtresse et bienfaitrice,
– car elle a été bien bonne pour moi ; et quand je suis
arrivée à la porte, j’ai trouvé tout soigneusement fermé à la clef
et au verrou, et la maison paraissant comme si personne n’y
était.
» J’ai frappé à la porte, mais personne
n’est venu. À la fin, quelques servantes du voisinage m’ont
crié : « Personne ne demeure là, maîtresse. Pourquoi
frappez-vous ? – J’eus l’air surprise. – Quoi, personne ne
demeure là ? dis-je. Que voulez-vous dire ? Est-ce que
Mrs *** ne demeure pas là ? – Non,
répondit-on, elle est partie. – Alors j’entrai en conversation avec
l’une d’elles, et lui demandai ce qu’il y avait. – Ce qu’il y
a ! dit-elle. Eh bien ! il y en a assez : la pauvre
dame a vécu là toute seule, sans rien pour subsister, pendant
longtemps, et, ce matin, le propriétaire l’a jetée à la porte.
» Jetée à la porte ? dis-je. Et
quoi ? avec tous ses enfants ? Pauvres agneaux, que
deviennent-ils ?
» Et bien, en vérité, me dit-on, rien de
pire ne pouvait leur arriver que de rester ici, car ils étaient à
peu près morts de faim ; aussi les voisins, voyant la pauvre
dame dans une telle misère, – elle pleurait et se tordait les mains
sur ses enfants, comme une folle, – envoyèrent chercher les
officiers de la paroisse pour prendre soin des enfants. Ils vinrent
et prirent le plus jeune, qui était né dans cette paroisse ;
ils lui ont donné une très bonne nourrice et prennent soin de lui.
Mais, quant aux quatre autres, ils les ont envoyés à quelques
parents du père, qui sont des gens très à l’aise, et qui, de plus,
demeurent dans la paroisse où les enfants sont nés.
» La surprise ne m’empêcha pas de prévoir
immédiatement que cet ennui retomberait sur vous ou sur
M. ***. Aussi venais-je sans tarder vous en avertir afin que
vous y fussiez préparée et que vous ne fussiez pas surprise
vous-même ; mais je vois qu’ils ont été plus prompts que moi,
et je ne sais que conseiller. La pauvre femme, à ce qu’il paraît, a
été jetée à la porte, dans la rue. Un autre voisin m’a dit qu’en se
voyant enlever ses enfants elle s’évanouit ; et lorsqu’elle
eut repris ses sens, elle était devenue folle. La paroisse l’a fait
mettre dans la maison de fous, car il n’y a plus personne pour
s’occuper d’elle. »
Tout ceci fut représenté au naturel par cette
pauvre bonne et affectueuse créature. Son intention était
parfaitement bonne et charitable ; mais encore n’y avait-il
pas un mot de vrai dans ce qu’elle racontait ; car mon
propriétaire ne m’avait pas mise à la porte, et je n’étais pas
devenue folle. Il était vrai, pourtant, qu’en me séparant de mes
pauvres enfants, je m’étais évanouie, et que je fus comme insensée
lorsque je revins à moi et trouvai qu’ils étaient partis. Mais je
restai longtemps encore dans la maison, comme vous le verrez.
Pendant que la pauvre femme contait sa lugubre
histoire, le mari de la dame entra. Bien que le cœur de celle-ci
fut endurci contre toute pitié, elle qui était la véritable et
proche parente des enfants, puisque c’étaient les enfants de son
propre frère, – l’excellent homme fut tout attendri par le sombre
tableau de la situation de la famille, et lorsque la pauvre femme
eut terminé, il dit à sa femme :
« C’est un cas bien triste, ma chère,
vraiment ; et il faut faire quelque chose. »
Sa femme se tourna vers lui, furieuse.
« Quoi ! dit-elle. Voulez-vous avoir
quatre enfants à entretenir ? N’avons-nous pas les
nôtres ? Voudriez-vous que cette marmaille vînt manger le pain
de mes enfants ? Non, non ; qu’ils aillent à la paroisse,
et que celle-ci se charge d’eux, je me charge des miens.
» – Allons, allons, ma chère, dit le
mari ; la charité envers les pauvres est un devoir, et qui
donne aux pauvres prête au Seigneur. Prêtons à notre Père céleste
un peu du pain de nos enfants, comme vous dites ; ce sera pour
eux une réserve bien placée ; ce sera la meilleure garantie
que nos enfants n’en viendront jamais à avoir besoin de la charité,
ni à être jetés dehors, comme le sont ces pauvres innocentes
créatures.
» – Que me parlez-vous de
garanties ? dit la femme. Une bonne garantie pour nos enfants,
c’est de garder ce que nous avons, et de pourvoir à leurs besoins.
Il sera toujours temps d’aider à l’entretien des enfants des
autres. Charité bien ordonnée commence par soi-même.
» – Mais, ma chère, reprit-il, je ne
parle que de placer un peu d’argent à intérêt : notre Créateur
est un emprunteur solvable ; il n’y a jamais à craindre
d’avoir de mauvaises créances de ce côté-là, j’en réponds,
enfant.
» – Ne vous moquez pas de moi avec
votre charité et vos allégories, dit la femme en colère.
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