Il ondule de foules où les regards fixes de l’anxiété et le dos rond de l’accablement ne vous saisissent que par exception. Il y a dans les pas, le guet des yeux, l’ondulation des hanches, la grâce des cous, le choix des cravates et des écharpes, une allégresse quand même et le vœu de revivre. Parmi les plaisirs gratuits qui nous restent, le plaisir des yeux ne demande même pas qu’on se baisse pour en prendre.

Mais nous sommes ainsi faits que nous avons besoin de ne pas nous donner l’air de partir au hasard, et c’est peut-être afin de nous fournir à nous-mêmes, quand il s’agit de nous désœuvrer, l’explication d’une démarche utile. Nous nous traçons des itinéraires avec quelque soin, comme autrefois nous marquions au crayon rouge, sur la carte routière, des circuits ambitieux. Nous voulons à tout prix ne pas nous avouer que rien ne nous est si cher, si doux, si avantageux que de perdre notre temps. Nous aimons, rentrés chez nous, à faire le compte de nos acquisitions de la journée, et nous croyons devoir les trouver plus substantielles que le souvenir d’un geste, d’une voix, d’un parfum, d’un minois. Le promeneur du Dimanche s’en va palper des occasions au Marché aux Puces. Moi, je donne mes loisirs à la visite des expositions.

Je n’y vais pas pour en faire la critique. J’y vais pour y aller à pied et pour y prendre du plaisir, comme du temps que j’étais jeune et que je me piquais de découvrir des peintres : « Toute la conduite de notre vie, dit Descartes, dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être. » Or, à quoi servent les peintres, les sculpteurs, les aquarellistes, les dessinateurs et les graveurs, sinon à nous éclairer toujours un peu mieux sur la réalité du monde où nous souffrons ? Je suis donc allé visiter une exposition de l’Aquarelle à la galerie Charpentier.

Toutes ces aquarelles, ou presque toutes, retiennent l’attention. Il est difficile d’en faire une énumération. Le catalogue en comprend six cent quatorze, et nombre d’entre elles ne sont pas numérotées. Mais il y a de beaux ouvrages et de grands noms autour de cette vieille sauterelle en crêpe de Chine de Constantin Guys…

Rappelez-vous ce que vous voyez quand, par une chaude journée couverte, il se met à pleuvoir paresseusement à larges gouttes. Le paysage se décolle en clair sur un ciel couleur d’arrosoir. De la lumière ainsi décalée sortent des milliers de gammes intermédiaires. Le tableau gagne en intimité, en luminosité, ce qu’il perd de plastique, si toutefois il en perd. Miracle de l’eau… Si vous êtes derrière l’ondée, face au soleil, l’orage fait monter doucement devant vous, comme un gros mot qui fait rougir un visage, le portique d’un arc-en-ciel. C’est de l’aquarelle.

RIRE ET PLEURER

Rire est le propre de l’homme, mais le sage ne rit qu’en tremblant. Il y a des méchants qui, tel le Niguedouille de Cyrano de Bergerac, ne sauraient rire qu’en montrant les dents. Ceci est de La Fontaine :

Qu’un pape rie, en bonne foi,
Je n’ose l’assurer ; mais je tiendrais un roi
Bien malheureux s’il n’osait rire.

Il faut rire, remarque Montesquieu, avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. Or, gardons-nous de rire en ce grave sujet, non pas parce que c’est Boileau qui l’a dit dans le Lutrin, mais parce que le rire, en vérité, le rire, en soi, propose une énigme au même titre que les larmes. Bergson, après Hegel, Kant, Darwin et tant d’autres y a failli perdre le fil. Et si je ne dis pas qu’Aristote courut le même risque, c’est principalement parce qu’il était Grec. Pour moi, j’avoue qu’il m’est difficilement explicable que la représentation, sur le papier, sur la scène, ou sur la toile, de la misère physiologique ou morale de telles gens qui auraient, paraît-il, le droit de se considérer comme mes semblables, soit parfois de nature à me désopiler la rate.

« Le rire, dit Hegel, est un signe qui annonce que nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et nous en rendons compte. » Mais nul ne rit mieux que certains fous. « L’idée, affirme Darwin, qui voit dans l’absurde l’essence du rire, qu’un triangle puisse avoir quatre côtés est irrésistiblement comique. » Et il semble bien que Darwin ait eu raison : mais c’est l’absurdité de sa définition qui fait rire, plutôt que l’idée d’un triangle à deux, quatre, ou même cinq et six côtés… Je me range, pour ma part, à l’avis de Samuel Butler : « Définir est une étrange manière de gratter qui laisse la place plus sensible encore. »

Le rire ? m’a dit un physiologiste de mes amis, rien de plus simple : il est dû aux contractions spasmodiques du diaphragme, à la fermeture de la glotte et à la tension intrapulmonaire !

Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Quant aux cinq minutes de rire qu’il est toujours possible de procurer par le moyen d’une inhalation de protoxyde d’azote, ce ne seront jamais, n’est-ce pas, que cinq minutes de rire artificiel :

On meurt de rire, on meurt de ne plus rire. On rit pour ne pas pleurer, dit Beaumarchais. On pleure pour ne pas rire. C’est extrêmement compliqué. Rire et pleurer, c’est bien le même mystère.

Le cher physiologiste dont je viens de parler m’a encore obligeamment expliqué que les larmes ne servent pas uniquement à nous permettre de soulager notre chagrin en l’extériorisant : les larmes, fournies comme chacun sait par la glande lacrymale, ont pour principale utilité de lubrifier la cornée, la conjonctivite, et d’obvier ainsi au dessèchement de « l’œil extérieur » et des muqueuses nasales. Et il m’a appris, de plus, qu’il y a larmes et larmes ; celles que l’on provoque par l’excitation du sympathique sont troubles, tandis que celles que l’on obtient par l’excitation du trijumeau sont limpides, etc. Après cela, j’étais fixé !

Et puis, pour bien me prouver que verser des larmes n’est pas obligatoirement le signe d’une violente perturbation de notre cœur, mon camarade m’a fait assister au sacrifice d’un bœuf ! De ce bœuf, il a extrait, délicatement, de la pointe du bistouri, la glande lacrymale ; puis il l’a mise, cette glande, à macérer dans de l’eau alcalisée.

Il s’est ensuite emparé d’un cobaye qui. calmement, l’œil sec et brillant, broutait une carotte. Et il a injecté, sous la peau du petit animal, un peu de la solution obtenue par la macération de l’appareil lacrymal du plus gros. Or, aussitôt, le malheureux cobaye eut des cillements, des clignotements spasmodiques des paupières, des contractions des lèvres supérieures et des muscles élévatoires du nez ; enfin, un léger larmoiement…

Un peu plus j’en faisais autant, sans le moindre secours de la Science.

La Science est plus que capable, et je le reconnais volontiers, de faire pleurer les cochons d’Inde.